Maurice Simo Djom : « une bonne stratégie du “Made in Cameroon” doit s’insérer dans une politique globale de géoéconomie »

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Le géoéconomiste camerounais, proche des milieux financiers, est l’auteur de « La guerre économique », paru en 2019 aux éditions Afrédit. Il pose un regard critique sur la conception gouvernementale du « Made in Cameroon ».

Investir au Cameroun : Le « Made in Cameroon » est présent depuis un certain temps dans le discours officiel. Cernez-vous la définition gouvernementale de ce concept ?

Maurice Simo Djom : La communication du ministre du Commerce au conseil du gouvernement du 31 janvier 2019 a fixé le cap d’une conception géographique du « Made in Cameroon ». Pour le ministre, le « Made in Cameroon » renvoie à des produits générés par les activités et les services localisés au Cameroun. Cette conception du « Made in Cameroon » a également servi à l’élaboration de la Stratégie nationale de développement 2030. Ce document contient plusieurs références au « Made in Cameroon », aux chapitres commerce et industrie.

Cette conception géographique du « Made in Cameroon » pose problème parce que nous ne maîtrisons pas notre tissu de production. Du coup, les capitaux étrangers présents sur notre sol peuvent générer une production locale, facteur de risque en matière de souveraineté économique. Il existe une autre démarche qui est géoéconomique. Elle aurait pu entendre le « Made in Cameroon » dans l’optique de la souveraineté économique relative du Cameroun et l’appropriation par les Camerounais des compétences de production et de transformation.

Pour le géoéconomiste que vous êtes, quels sont les éléments qu’on devrait prendre en compte pour estimer qu’un produit est camerounais et donc, devrait bénéficier de la politique de soutien de l’État contenue dans la loi de finances 2021 et la Stratégie nationale de développement lancée le 16 novembre dernier ?

A priori, tous les produits fabriqués au Cameroun méritent le soutien de l’État. Car, ils résultent d’une activité réelle qui crée des emplois et nourrit éventuellement la fiscalité. Mais, un élément important survient dans cette protection, c’est la nationalité des capitaux et des actionnaires majoritaires. Cet élément induit une discrimination positive. Quand la production locale est le fait de producteurs locaux, il faut des mesures pour les faire grandir. Il faut qu’ils grandissent pour assurer un rempart contre l’impérialisme économique des firmes étrangères. En revanche, quand la production locale est assurée par des capitaux étrangers, il faut prendre d’autres mesures pour domestiquer la technologie et contrôler la mobilité des fonds issus de ces activités.

Vous insistez sur l’origine des capitaux. Pourquoi ?

Pour au moins quatre raisons. La première est liée à l’emploi et à la recherche. Une entreprise située au Cameroun, mais détenue par des Français, pourra réduire les effectifs au gré des intérêts des centres de décision situés à Marseille ou à Nantes, et non dans l’intérêt social du Cameroun. Idem pour la recherche : les entreprises étrangères orientent la recherche vers la promotion de la prospective de leurs centres de décision.

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La deuxième raison est l’optimisation de l’activité capitalistique : au Cameroun et dans d’autres pays de la zone franc, les actionnaires étrangers rapatrient trop aisément leurs profits, tirant ainsi parti de la libre transférabilité des fonds, tandis que les actionnaires locaux n’ont pas d’autre choix. Ils sont dans leurs pays, ils procèdent à des immobilisations et à des reports à nouveau, car c’est ici qu’ils se développent.

La troisième raison est liée à la compétition internationale. Avec l’ouverture des frontières économiques, les échanges se généralisent et si un pays n’y prend garde, il sera aliéné par des échanges inégaux. On dit de l’Afrique qu’elle est un vaste marché ; mais pour qui ? Qui en profite ? Les États-Unis disent être les champions du libre-échange. Pourtant, leur marché est verrouillé par des dispositifs tels que le Buy American Act (40 % des marchés publics sont réservés aux entreprises détenues par des actionnaires américains), ou le Buy America (le produit fabriqué par des Américains est priorisé dans les contrats de fourniture des biens au gouvernement fédéral), entre autres.

La quatrième et dernière raison à laquelle je ferai allusion est la sécurité : ce n’est pas parce qu’un investisseur étranger vient produire sur le sol camerounais que le gouvernement devrait fermer les yeux sur d’éventuels périls sécuritaires qu’il fait peser sur le pays en raison de son activité. J’en veux pour preuve le CFIUS (Committee for Foreign Investment in the US), qui donne son avis en dernier recours sur les fusions-acquisitions qui ont lieu sur le sol américain. En 2018, cet organe, placé sous la férule du président américain, a annulé l’achat de MoneyGram par Ant Financial, détenu par le Chinois Ali Baba, pour des raisons de sécurité. Tout ceci pour dire à quel point l’origine des capitaux compte.

Pour vous, les autorités camerounaises font erreur en visant de manière générale « l’industrie locale » …

Si nous avions des barrières à l’entrée du marché, le problème ne se poserait pas. Le voilà le problème : c’est la passoire ; tout le monde peut s’installer. Du coup, tout le monde arrive et s’installe, y compris des gens qui profitent déjà des appuis dans leurs pays d’origine, qui ont une longue tradition de fabrication industrielle. Alors, comment le pauvre producteur camerounais peut-il s’en sortir ? La compétition est inégale. On biaise le jeu en amont et puis on le biaise en aval. Pourtant, quand un entrepreneur africain frappe à la porte des pays qui se disent champions du libre-échange, il a tous les problèmes du monde à s’installer. Le jeu est vissé de manière à limiter les marges de manœuvre de ceux qui viennent d’ailleurs.

Par barrière à l’entrée, faut-il entendre les co-entreprises ?

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En effet. La Chine doit son miracle économique à ce dispositif qui contraint les investisseurs étrangers à s’associer à des locaux, non seulement au niveau opérationnel, mais surtout au niveau décisionnel et stratégique. Peu à peu, les locaux ont appris le secret des affaires et ont dupliqué les mêmes produits. En Afrique, cela n’est pas appliqué. De toutes les façons, pour l’appliquer, il faut adopter une politique globale d’industrialisation tournée vers l’exportation. Or, visiblement, les pays africains sont bien partis pour être des comptoirs pour très longtemps. On ne peut pas être un comptoir et avoir des ambitions d’« irradier les marchés national, sous-régional et régional par les produits estampillés “Made in Cameroon” », comme c’est écrit dans la stratégie nationale de développement 2030.

Que pensez-vous de la politique du gouvernement qui vise à soutenir l’installation des grandes enseignes étrangères au motif qu’elles donneraient de la visibilité aux produits locaux ?

Il fallait soutenir le tissu productif local avant d’accueillir les grandes enseignes. La charrue a été mise avant les bœufs. Les APE (Accords de partenariat économique avec l’Union européenne) ont été signés, les enseignes sont arrivées dans le sillage de ces accords signés pour leur ouvrir le boulevard. À présent, comment soutenir la production locale de façon à lui donner le souffle pour compétir avec les firmes ? C’est le dilemme.

En Éthiopie, le gouvernement a interdit les capitaux étrangers dans trois secteurs : la banque, l’assurance et la grande distribution. Le libre-échange procède davantage de la stratégie que de l’économie. C’est pourquoi on peut dire avec Sun-Tzu que « quand on n’est pas prêt, il ne faut pas entrer en guerre ». En aval, aucune mesure ne contraint ces grandes surfaces étrangères à exposer les produits locaux.

Une enseigne comme Carrefour soutient que plus de 70% de son chiffre d’affaires est réalisé à travers des produits achetés au Cameroun, dont plus de la moitié est issue directement de l’agriculture, la pêche, l’élevage ou l’industrie camerounaise. Une telle perspective n’est-elle pas de nature à apaiser certaines de vos inquiétudes ?

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Pas tout à fait. Je reste inquiet. Il faut prendre ce chiffre avec des pincettes, ceci d’autant plus que les producteurs locaux se plaignent de plusieurs barrières à l’entrée des grandes surfaces. D’abord, le non-respect des normes d’étiquetage et de présentation des produits, ensuite l’incapacité de fournir une offre conséquente en quantité, et enfin la non-tenue d’un cahier comptable. Chacune de ces exigences peut suffire pour refouler les producteurs locaux.

Certes, ce n’est pas à Carrefour qu’incombe la responsabilité de ces trois carences, mais en définitive, il faut reconnaitre que ces barrières ne plaident pas en faveur des chiffres que vous avancez. Quand on ajoute à cela les subventions dont bénéficient les producteurs européens ou américains, et les éventuelles exonérations douanières à l’entrée de nos marchés, il faut dire que le “Made in Cameroon” n’a pas vocation à jouir de la compétitivité des prix dans les conditions actuelles.

IC : Selon vous, sur quoi devrait reposer une bonne stratégie de promotion du “Made in Cameroon” ?

Une bonne stratégie du “Made in Cameroon” ne saurait être isolée. Elle doit s’insérer dans une politique globale de géoéconomie nationale, qui dit avec clarté le lien que nous établissons entre richesse et puissance. Ce qu’il convient de faire, c’est d’attirer les investisseurs étrangers, tout en garantissant les conditions de la montée en gamme des producteurs locaux.

Avec la politique actuelle, on a l’impression que ce qui est recherché, c’est uniquement la richesse : produire sur place. Or, tous les pays conscients recherchent la puissance, au-delà de la production locale. Ils tiennent non seulement à limiter les importations, mais également à maîtriser leur sort dans la mondialisation. Ils tiennent à se protéger des hégémonies hétéronomes…

Le Cameroun ne doit pas se contenter de réduire les importations. Ce n’est pas un enjeu urgent. Il doit surtout définir sa place dans le monde : veut-il être un dépotoir des produits venus d’ailleurs ou un pays qui maîtrise le capitalisme, l’innovation, et qui peut empêcher que les hégémonies extérieures utilisent les positions économiques fortes sur son sol pour l’empêcher de monter en gamme ? Telle est la question.

Entretien avec Aboudi Ottou

Source: (Investir au Cameroun) –

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