Des fatales incohérences à la montée du sentiment anti-français…
Selon Emma Cailleau, porte-parole de Survie : “malgré les effets d’annonce d’Emmanuel Macron pour séduire la jeunesse africaine, le soutien à cette dictature dynastique est la pire preuve de la continuité de la Françafrique. L’Élysée aura beau organiser des pseudo-débats animés par Achille Mbembe, il ne pourra que constater la montée logique d’un sentiment “anti-français” : celui-ci, dans le sens d’un rejet de cette politique cynique, est tout-à-fait légitime.”
Des tchadiens brûlent le drapeau français… d’autres appellent les russes à les sauver… l’ambiance paraît surréaliste et pourtant, elle se déroule sous nos yeux. Tout a commencé avec l’élection présidentielle. Le président sortant, Deby, briguait un sixième mandat et chantait à qui voulait l’entendre que c’est la France qui l’oblige à modifier la constitution et donc à frauder les élections et pour se maintenir au pouvoir -sous-entendu, contre son gré !
Le président Deby n’était pas n’importe qui. C’était lui, homme de main de son prédécesseur Habré, que Paris avait parachuté à la tête de l’État pour en faire un élément central de la Françafrique, cette politique mafieuse qui unit certains dirigeants français à certains dirigeants francophones d’Afrique. L’élection présidentielle -c’est ainsi qu’on appelle ce processus en Françafrique- était boycottée par l’opposition et Deby s’est retrouvé seul face à quelques figures sans importance politique. Résultat, il « remporte » « son élection » par près de 80%. Le jour même de cette mascarade, un mouvement rebelle lance une attaque dans la partie septentrionale. Deby, tel un Bonaparte faisant confiance à sa fortune, monte au front pour affronter la rébellion. Mais il y est blessé et succombe à ses blessures.
Très vite, un conseil militaire de transition -dirigé par le fils de l’ex président- est mis en place en violation des dispositions constitutionnelles qui organisent l’intérim du pouvoir en cas de décès du président en exercice (article 82 et 240). Cette circonstance d’empêchement définitif devait être constatée par la Cour Suprême. Les militaires évoquent habilement le refus du président de l’Assemblée d’assumer les fonctions pour un motif sanitaire. C’est là que la France intervient en prenant acte de la mise en place du CMT. Elle pleure un « ami courageux », en d’autres termes, celui qui hypothèque la vie des tchadiens pour l’assurance de garder son pouvoir. Pour les observateurs, l’arrivée de Macron à N’Djamena signifie clairement que c’est Paris qui décide de qui sera le président en Françafrique.
Par ailleurs, l’Union africaine a brillé par son ambiguïté, elle qui avait, lors de son sommet d’Alger en juin 1999, pris une résolution interdisant l’arrivée au pouvoir par le biais de coup d’État militaire -tout le monde se souvient de son extrême agitation lors du coup d’État au Mali l’année dernière. Mais le président de la commission est un tchadien, très proche parent du défunt Deby -l’Afrique et ses institutions ! Non seulement, il y a un conflit manifeste d’intérêt, mais l’Union africaine est financée à plus de 73% par des partenaires internationaux et l’on sait qu’elle peut difficilement aller à l’encontre de ce que ces partenaires ont avalisé. Notons aussi la réaction timorée de l’Union européenne qui, comme d’habitude, se range sur les positions de Paris. L’ONU s’est contentée de dire qu’elle se bornait à aider à désamorcer les tensions et à préserver la paix… autant dire, circulez, y a rien à voir…
Et lorsque, le 27 avril dernier, le CMT fait tirer sur les manifestants, en en tuant une dizaine, RFI et France 24 -les voix de Paris- font état des « accrochages entre manifestants et les forces de sécurité… » Pourtant, la constitution reconnaît le droit de manifester -qui n’a jamais été respecté du temps de Deby père. Lorsque d’autres tchadiens, n’ayant aucune possibilité de se faire entendre prennent des armes, ils sont survolés par l’aviation française, parfois même bombardés purement et simplement -comme en février 2019. Après avoir avalisé le coup d’État et sous la pression des opinions, le président français s’est dit opposé à un plan de succession, brouillant un peu plus les pistes. Désormais, les militaires ont les mains libres pour faire pérenniser la dynastie des Deby… incohérence intellectuelle ou amphigouri naturel de gestion françafricaine ?
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Le sentiment anti-français était perceptible ces derniers temps, notamment au Mali où l’opinion avait régulièrement battu les pavés pour protester contre la présence française. Plus récemment, les sénégalais avaient manifesté et saccagé des entreprises françaises.
Les tchadiens mécontents de cette ingérence flagrante le font savoir depuis quelques jours -devant les missions diplomatiques françaises, à la place de la République, à Lyon, etc. Ils en ont plus que marre de devoir encore supporter une famille installée au pouvoir et soutenue par la France qui n’a rien à faire de leurs problèmes. Comment comprendre que le peu de tchadiens (une quinzaine de millions d’habitants) ne puisse même pas bénéficier des revenus du pétrole et qu’après plus de quinze années d’exploitation dudit pétrole, le Tchad soit tout dernier dans le classement IDH des Nations Unies. Idem pour le Doing Business du PNUD. Idem pour l’eau, l’électricité. Le Tchad est l’un des pays le plus corrompus au monde. L’école tchadienne ne marche pas, tout comme les hôpitaux. Toute l’aide publique au développement est détournée par une classe politique corrompue et les ressources générées au pays ne servent qu’à rembourser la dette. Et Macron vient dire à ce peuple maintenu dans une misère sans nom qu’au nom de la stabilité et de la sécurité, la France soutient encore la même tribu de prédateurs « responsables de la fragmentation sociale, de la destruction des capacités et de pratiques de cruauté incompatibles avec l’État de droit », selon Achille Mbembe.
Aujourd’hui, des africains ne veulent plus de ce système éculé instauré par De Gaulle. Le monde a changé et la jeunesse africaine n’accepte plus cet état de fait. Elle le fait savoir, car il s’agit, comme dit Achille Mbembe : « changer les rapports entre l’Afrique et la France est une cause politique éminente pour les jeunes générations d’Africains. C’est aussi dans l’intérêt de la France elle-même, faute de quoi sa présence en Afrique deviendra l’une des causes décisives de son affaiblissement sur la scène du monde »
Le président Macron a illustré cette incohérence immanente à la politique française de l’Afrique, un mélange de racisme et de paternalisme abjects. En novembre 2017, Macron déclarait la fin de la Françafrique, à l’instar de ces prédécesseurs, mais très vite, l’héritage a repris le dessus. La realpolotik de cette crise dans le Sahel -qui est en partie le résultat de la mauvaise gouvernance que Paris soutient aveuglément- sacrifie la démocratie et les oppositions, laissant planer des doutes sur le bien-fondé de la présence française dans la zone. L’aveuglement de Paris sur le risque d’explosion reste incompréhensible, alors que le rapport Duclert sur le Rwanda vient pourtant rappeler combien cette politique peut s’avérer dangereuse à terme…
Cela déclenche chez les tchadiens une psychose atavique. Pour la France le Tchad est un réservoir de chair à canon, une espèce de pays de « rambos au rabais » ou de « zombies sanguinaires » qui ne peut être gouverné que par un militaire croulant sous le poids de ses décorations. Mais Nétonon Njékéry rappelle qu’il est temps de « briser ce carcan pour nous réinventer un avenir, pour nous retrouver, pour montrer à nos frères en humanité que nous savons faire d’autres choses que nous entretuer telles des bêtes de brousse. On ne naît pas guerrier, on le devient. C’est donc une question de culture… »
En clair, les manifestations qui ont lieu un peu partout en ce moment contre la France le sont essentiellement pour exiger l’arrêt du soutien au CMT qui voit là un blanc-seing pour poursuivre l’ancien régime. Les tchadiens disent vouloir revenir à l’ordre constitutionnel -la Constitution a prévu une période transitoire qui permettra la mise en place de nouvelles institutions dans un délai limité. Ce retour passera par la dissolution du CMT ainsi que les organes qui en sont issus.
L’Élysée a peut-être entendu ce mécontentement et a invité la diaspora pour l’entendre. Mais le doute reste entier, car si les valeurs partagées de droits humains, de démocratie, de libertés ne sont pas au rendez-vous et que la France entend poursuivre dans son autisme, les africains n’auront plus rien à faire avec elle et la séparation pourrait être douloureuse. Les jeunes générations lorgnent aussi ailleurs… certains sont convaincus que c’est parce que le Rwanda a rompu avec la France qu’il se développe et sont plus que tentés.
Le 1er mai 2021
Kaar kass Sonn
artiste, écrivain Tchadien