Fabien Eboussi Boulaga s’en est allé. Une des étoiles – la plus brillante – de notre ciel enténébré s’est éteinte. La lumière qu’elle aura émise continuera certes de voyager éternellement dans l’espace infini et de nous éclairer ; mais savoir que cet homme-lumière était là, pouvoir le rencontrer de temps en temps et l’écouter, avait quelque chose de réconfortant, de revigorant et de particulièrement inspirant. Ou était-ce plutôt une comète fulgurante qui aura traversé notre ciel en pleine « nuit à sorciers », trouant les ténèbres d’un éclair de lumière fulgurante et éblouissante ?
Fabien Eboussi s’en est allé. Ce que beaucoup d’entre nous redoutions, tout en le sachant inéluctable, est arrivé hier. Non point que j’espérais qu’il soit éternel ; mais je souhaitais et j’espérais tellement avoir encore, plusieurs fois, la chance d’aller le voir comme c’était le cas chaque fois que je retournais chez moi, au Cameroun. Une fois arrivé, je l’appelais le lendemain et j’allais le voir peu après, puis j’y retournais avant de quitter le pays, quand je ne pouvais pas faire plus. Il ne me demandait pas de le faire ; c’est moi qui en ressentais le besoin.
Nous avons lu et analysé les rapports, puis nous avons fait le plan de notre rapport de synthèse. Durant tout ce processus, à aucun moment, le prof Eboussi n’avait établi une quelconque relation hiérarchique entre lui et moi. Jamais il n’adopta l’attitude arrogante et condescendante (à laquelle on est habitué au Cameroun) du docte personnage qui sait tout et assène ses vérités à un étudiant inexpérimenté qui n’aurait qu’à boire à cette source du savoir, sans mot dire. Nous discutions de tout ; il m’interrogeait sur tel ou tel autre aspect et savait écouter sincèrement. Rien n’était imposé ; lorsque nous n’étions pas d’accord (ce qui arrive souvent avec moi), il fallait argumenter et persuader ; et c’est par la persuasion et la clarté de ses idées qu’il l’emportait quasi systématiquement. Et tout cela dans la bonne humeur et l’humour.
Car à “Terroirs”, l’humour décapant de Fabien Eboussi et son ironie rythmaient toutes les journées. L’ambiance était toujours gaie et conviviale. Qu’on le veuille ou non, on était assuré d’être pris d’un éclat de rire, environ toutes les heures ou les demies heures.
Au moment de la rédaction proprement dite, j’eus la charge de rédiger la partie empirique qui analysait le contenu des rapports sur la base desquels nous avions travaillé (les champs d’intervention, les acteurs, les mécanismes et agents de la corruption, etc.). Le prof Eboussi pour sa part s’occupait de l’introduction expliquant comment nous avions procédé pour produire cette synthèse (la manière dont elle était menée, exposé des motifs et des raisons des choix opérées, etc.) et une troisième partie critique (intitulée « autocritique », si j’ai bonne mémoire).
Je fus pratiquement pris de panique lorsqu’il me fit lire les premières pages de son introduction. J’avais tout de suite pensé que nous allions faire face à un sérieux problème, très embarrassant pour moi, dans le rendu final de ce rapport. Le niveau de conceptualisation, la finesse de l’analyse, l’approche didactique et la limpidité du style de Fabien Eboussi me donnaient l’impression que ce qu’il préparait et ce que j’étais entrain de faire, moi, ne pourraient absolument pas tenir ensemble dans un même document. Le fossé entre les deux était énorme, à mes yeux. Jamais auparavant je ne m’étais trouvé devant un tel écart et un tel dénivellement, dans un travail intellectuel. J’étais impressionné et embarrassé. Et il ne s’agissait là que d’un rapport d’évaluation de programmes de lutte contre la corruption…
Je ne manquai pas de faire part de mon inquiétude au prof Eboussi qui prit la chose avec humour, plaisantant sur le fait que je lui donnais soudain l’impression de douter de moi, avant de me dire qu’il n’avait pas de doute sur la qualité de mon travail. Mais je ne fus passablement rassuré que lorsqu’il m’assura qu’il reverrait et corrigerait l’ensemble du travail, si cela s’avérait nécessaire. Et c’est effectivement ce qui se passa. Le rapport fut rendu et je n’ai plus jamais cessé de fréquenter Fabien Eboussi Boulaga.
Ainsi était Fabien Eboussi, ne prenant jamais qui que ce soit de haut, ne sous-estimant ni ne minimisant personne, d’emblée. Jamais je ne l’ai vu aborder une femme, un homme ou même un enfant en donnant l’impression de partir de l’a priori qu’il en savait plus qu’elle ou lui, ou valait plus qu’elle ou lui. Jamais il ne lui serait venu à l’esprit d’user, même implicitement, de quelque argument d’autorité que ce soit.
C’est par son intelligence, sa brillance et son exemplarité qu’il m’imposait le respect le plus profond et suscitait tant d’admiration. Sans doute y a-t-il aussi là quelques-unes des raisons pour lesquelles je nourrissais tant d’affection pour lui.
Partager quelques moments de vie avec Fabien Eboussi, c’était avoir le privilège de voir sa pensée en actes et en mouvement. Rien moins que cela. C’est sans doute aussi pourquoi j’espérais encore pouvoir aller le voir prochainement, rire à ses plaisanteries et l’entendre dire, toujours l’air de rien, des mots et des choses souvent inoubliables.
Mais voilà, ce veilleur de la famille de « ceux qui voient dans la nuit », s’en est allé. L’ultime adieu aurait été d’accompagner cet Homme pour qui « la philosophie [étaient] un mode de vie » à cette « demeure » à laquelle nous irons tous, un jour, mais qui n’est pas la dernière – contrairement à ce que prétend la formule consacrée. En aurais-je le privilège ? Je ne sais.
Ce que je sais sans aucun doute, c’est que l’éclat et l’éblouissante lumière de Fabien Eboussi seront toujours avec nous. Sa lumière brillera toujours et ne cessera de voyager à travers le temps et l’espace. Pour l’éternité.
Source: Yves Mintoogue