L’économiste propose une série de solutions qui pourraient être adoptées dans le cadre de la réforme envisagée du franc cfa par les pays de la sous-région afrique centrale, afin de minimiser les effets d’un abandon brusque de cette monnaie.
Au cours de leur sommet extraordinaire du 22 novembre 2019, les chefs d´Etat et de gouvernement de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (Cemac) ont discuté, entre autres, de la question du franc CFA. Ils ont ainsi décidé de la création d’un groupe de réflexion sur ce sujet, animé par la commission de la Cemac et la Banque des Etats de l´Afrique centrale (Beac), pour « proposer dans des délais raisonnables un schéma approprié conduisant à l´évolution de la monnaie commune ».
La réforme du franc CFA ou l’adoption d’une monnaie unique ou nationale fait l’objet de débat, parfois passionné, par des économistes africains. Ce débat résulte du fait que le franc CFA a un côté positif en termes de stabilité de prix, mais aussi un côté négatif, en termes de flexibilité et d´encouragement de la production locale.
Pour les uns (qu’on pourrait grosso modo désigner « souverainistes »), le franc CFA doit être remplacé par une monnaie flexible, mieux indiquée pour les objectifs d’émergence des pays membres et surtout qui favorise l´intégration de la sous-région, puisqu’on ne réforme pas l’esclavage, on l’abolit.
En effet, constituée pour la plupart des pays faiblement industrialisés, la Cemac fait face à de nombreux chocs notamment exogènes.
Les fluctuations du taux de change peuvent ainsi jouer un rôle pour amortir ou absorber ces chocs économiques même s’il faut au préalable construire un système financier développé. A l’opposé des souverainistes, le deuxième Groupe plaide pour le statu quo en s’appuyant sur la stabilité du franc CFA (couverture extérieure suffisante et stabilité des prix). Pour l’économiste togolais, Michel Nadim Kalife, l’un des « talibans » du groupe, « le jour où la France ne garantira plus le change fixe du franc CFA en euro, on assistera à des bouleversements.
La nouvelle monnaie (adoptée sans la garantie du Trésor Public français) pourrait dégringoler et les petits épargnants, les employés du secteur privé, les fonctionnaires, …n’auront plus que leurs yeux pour pleurer leur perte de pouvoir d’achat … la corruption redeviendra systémique, touchant tout le monde, à la différence de l’actuelle zone… ». Pour les membres de ce groupe, « les économistes qui veulent la mort du franc CFA sont déconnectés visà-vis de la réalité, polémiquent par ignorance et font dans l’émotion ».
Les membres sont généralement les admirateurs de la stratégie des néolibéraux, qui consiste à « peser sur les prix à la consommation » de façon à pouvoir distribuer le pouvoir d’achat. Malheureusement pour eux, le ciblage de l’inflation n’est pas une panacée parce que nos pays devront encore surmonter de gros problèmes opérationnels et de capacités. Preneurs des prix, ils ont besoin d’un grand volume d’importations pour stimuler la croissance économique. Pour les souverainistes, la monnaie est d’abord un attribut de souveraineté politique, le CFA en ce sens est bien un vecteur de subordination politique.
Pour eux, le franc CFA est largement considéré comme un frein au développement : « prendre 50 % des réserves, c’est priver de manière considérable les pays de moyens pour mener à bien une quelconque politique intérieure ».
Bien plus, les banques commerciales de la Zone Franc Africaine (ZFA) sont souvent en état de surliquidité, dans un contexte de rareté de crédits aux micros entreprises et de bas salaires ; sans crédit, pas de création d’entreprises et de richesse, pas de développement. Ces banques n’ont pas la faculté de créer de la monnaie ex nihilo pour faire du crédit aux entrepreneurs notamment. Par ailleurs, le taux de parité fixe encourage l’évasion des devises, et les entreprises françaises qui font des affaires dans la ZFA rapatrient facilement leurs profits vers des comptes étrangers.
Arrimé à l’euro, en surévaluant cette dernière devise pour les besoins des économies européennes, cela entraîne le rehaussement du franc CFA et donc, la perte de la compétitivité commerciale et par suite, moins de dépense publique et des devises étrangères pour importer les produits que nos pays ne possèdent pas et donc, perpétue la pauvreté. Cette surévaluation peut affaiblir la confiance des entreprises et des consommateurs, en réduisant le taux d’épargne et d’investissement, ce qui a pour effet d’entraver la croissance économique.
Pour les membres du 1er groupe, il est impossible d’engager de réelles politiques économiques sans la maîtrise de la politique monétaire. Ils relèvent que le passage à l’euro s’est fait, avec 11 pays ayant des systèmes économiques similaires. Contrairement à la zone euro, la ZFA est constituée de deux principales zones monétaires dont les économies des pays sont peut-être convergentes sur le plan nominal mais pas sur le plan réel. A côté de ces deux groupes, on a des agnostiques, qui exposent des arguments (explicites, implicites ou par mimétisme) à fort relent idéologique ou hasardeux.
Entre autres arguments qui ont retenu notre attention, il y a celui d’un directeur d’une administration économique, qui estimait que s’intéresser à la politique monétaire est un luxe pour le Cameroun, qui peine à conduire une politique budgétaire de « qualité » (dépenser exactement le montant des ressources budgétaires mobilisées). C’est la race d’économistes qui estiment que la finalité d’une politique économique est l’équilibre des relations comptables mais aussi qui refusent d’intégrer la dimension dynamique dans l’explication des faits économiques.
On peut aussi ranger dans ce dernier groupe, des terroristes de la pensée économique, qui font croire qu’ils possèdent des remèdes miracles pour la conduite de la politique monétaire.
Ce qui est risible, étant entendu que des solutions réductrices n’apportent rien à nos pays et sont généralement l’arme des fanatiques ou de ceux qui font passer des conséquences pour des causes. Le constat qui se dégage de toutes ces positions plus ou moins brillantes les unes que les autres, c’est bien qu’elles souffrent d’une absence de rigueur dans l’application de la méthode de résolution de problème. Le débat est souvent posé comme si seule la monnaie expliquait la situation économique de nos pays. Or, il existe de nombreuses autres contraintes structurelles, qui influencent davantage sur l´absence d´une dynamique économique dans nos pays. Dire que les pays de la Cemac (ou plus encore le Cameroun) ne peuvent pas adopter et gérer une monnaie commune (ou nationale), est une insulte à l’intelligence des pays de la zone et du Cameroun.
Pour mémoire, toutes les petites îles caribéennes autrefois colonies anglaises ont leur propre monnaie alors qu’elles n’ont pas plus de ressources humaines qualifiées, ni encore moins de ressources naturelles, que le Cameroun. Plus près de nous, le Bostwana (pays de moins de trois millions d’habitants avec pour principale richesse le diamant) et le Rwanda (10 millions d’habitants, ayant pour richesse le thé et le café), tous deux pays enclavés, gèrent des monnaies nationales avec des performances économiques bien meilleures (ces deux pays sont parmi les 12 économies les plus compétitives d’Afrique en 2018 alors qu’aucun pays de la ZFA n’y figure).
Sur la période 2010-2018, et d’après les données du Fonds Monétaire International, les réserves de change du Bostwana en nombre de mois d’importations, sont à deux chiffres, tandis que la moyenne des pays de la ZFA est inférieur 5. Sur les 14 pays de la ZFA, neuf sont à faibles revenus ou en situation de fragilité en 2019. Sur la période 2010-2018, la plus forte croissance économique en Afrique a été enregistrée en Ethiopie, autre pays africain qui gère sa propre monnaie.
En particulier, la croissance moyenne de l’Ethiopie est de 10,2 % sur la période 2010-2015 contre 4,6 % pour les pays de la ZFA. Malgré une croissance moyenne d’environ 4,5 % dans la période sous-revue, on note une stagnation de la richesse par habitant dans plusieurs pays de la ZFA.
En effet, selon l’indice de développement humain, les dix pays les moins bien classés dans le monde sont des pays africains et parmi eux, cinq sont de la ZFA. Concernant l’intégration sousrégionale, des huit Communautés Economiques Régionales reconnues par l’Union Africaine, la Communauté Economique d’Afrique de l’Est (Burundi, Kenya, Ouganda, Tanzanie et Rwanda) est la mieux intégrée, et pourtant tous les cinq pays gèrent chacun une monnaie nationale. Par contre, la Ceeac, qui intègre la Cemac dont les pays membres ont une monnaie commune, occupe le dernier rang. Même en matière de stabilité des prix, le Cap-Vert, la Guinée Bissau et même le Zimbabwe, qui gèrent chacun une monnaie nationale, font mieux que les pays de la ZFA sur la période 2010-2017.
C’est un échec qui ne pourrait pas uniquement s’expliquer par la malgouvernance de nos pays. Il y a un problème structurel. Très peu d’économistes pourraient nier que la présence d’un cadre de politique monétaire solide accompagnant le régime de change constitue un facteur déterminant de la performance économique. Le chemin du développement de nos pays est long et demande de la réflexion et du sérieux. Nos pays se sont laissé prendre en charge par les experts des institutions internationales qui ont posé pour eux et à leur place le diagnostic de leur situation, défini pour eux et à leur place, les solutions idoines.
C’est pourquoi nous accueillons avec enthousiasme la sage et légitime décision des chefs d’Etat de la Cemac de mettre en place un groupe de réflexion. Puisque les connaissances contribuent à l’acquisition d’une vision globale du réel et permettront à nos pays d’éviter de patiner. Pour aider les chefs d’Etat à adopter les stratégies les plus efficaces pour stimuler la croissance, l’élite intellectuelle doit densifier la réflexion et non faire dans la langue de bois, en rédigeant des motions de soutien ou en faisant preuve d’un loyalisme mesquin. Des voix se sont levées pour pérorer que cette décision est molle.
C’est le lieu d’indiquer que l’idée de monnaie unique ouest-africaine remonte au début des années 2000. Les pays membres de la Zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (Zmao) devaient lancer à horizon 2015 une monnaie unique. La deuxième phase du projet consistait à fusionner la Zmao avec l’Union Monétaire OuestAfricaine dont les pays membres ont déjà en commun le franc CFA.
L’objectif était qu’en 2020, tous les pays membres de la Cedeao utilisent une même et seule monnaie. Il faut donc être vigilant dans la volonté de réformer le franc CFA, en coupant le cordon dans les règles. Si l’on procède de manière artisanale, à la façon d’un apprenti sorcier, on apportera l’indépendance mais aussi la mort.
C’est le sens à donner à la sortie du Président Tchadien, Idriss Déby Itno : « deux choix se posent à nous : changer de monnaie en évitant de créer la sienne propre, ou conserver le franc CFA, mais en coupant le cordon avec le Trésor français. Dans tous les cas, il faut sortir de la situation actuelle et aller vers une souveraineté monétaire. Mais il ne faut pas y aller en ordre dispersé… ». Une autre solution simple serait de conserver tout le dispositif de CFA, mais de rapatrier tous les processus décisionnel et administratif de même que le compte d’opération dans nos pays.
Toutefois, les solutions clés en main ne constituent pas des solutions viables. Fondamentalement, la réflexion souhaitée par les chefs d’Etat devrait être populaire et pointue.
Les deux organes communautaires, mandatés pour cette réflexion, doivent associer des élites pensantes de la Cemac, dont la compétence et la clarté d’esprit permettent de dominer et d’exposer les problèmes. La question de la monnaie doit être mise en relation avec tous les chantiers qui permettront à la sous-région Cemac de produire plus et de diversifier son économie.
Il faudrait adopter une approche holistique qui tient compte des contraintes à la fois internes et externes de nos pays. Sur le plan externe, on peut citer les restrictions d’accès aux marchés des pays développés et la volatilité des cours des produits exportés. Sur le plan interne, on peut mentionner un manque d’offre et de compétitivité, la faiblesse de l’investissement productif, l’insuffisance des infrastructures économiques, une mauvaise allocation des ressources et le mauvais choix de politiques économiques.
A ces maux s’ajoutent : 1) les déficiences de la gestion économique, largement imputable au manque de compétences et d’expertise tant au niveau public que des entreprises ; 2) l’insécurité juridique et les «défaillances» des systèmes judiciaires ; 3) la faillite des politiques (manque de vision politique affirmée à moyen ou long terme). La capacité de gouvernement constitue ainsi un problème central.
Il est indispensable de construire des administrations publiques intègres, efficaces et plus performantes, pour que nos Etats jouent avec finesse leur rôle de stratège. Au total, la réforme envisagée devrait tenir compte de toutes les contraintes et atouts de la zone Cemac mais aussi, intégrer la nécessité de rompre avec la gestion bureaucratique de nos économies. On ne le soulignera jamais assez, une bonne politique monétaire ou économique, suppose, prévision et anticipation et surtout une grande réactivité face aux crises
Emmanuel Yangam, Ingénieur statisticien économiste
Source: Défis Actuels- du lundi 2 au 4 dec. 2019 – No 439