« L’histoire des chefs des regions côtières du Cameroun est loin d’être reluisante. Dans une lettre qu’il leur adressa en 1884, le Consul anglais Hewett qualifiait ceux de Douala en particulier de “gros imbeciles”. Plus grave, il les accusait, entre autres, de s’être “vendus a l’Allemagne”. Déçu, dira-t-on, de n’avoir pu décrocher, au profit de Sa Majesté la Reine d’Angleterre, le petit joyau au fond du golfe de Guinée.
Mais deja, en 1881, le missionnaire George Grenfell parlait d’eux comme “de pauvres gens incapables de se gouverner eux-mêmes”.
D’autres sources (missionnaires notamment), les présentent comme des affairistes et trafiquants, esprits oisifs rompus a des habitudes sanguinaires et responsables du cortege de cruautés et de la corruption qui conduiront finalement a la dissolution des sociétés autochtones de l’époque.
En effet, du cote de Bimbia, leur rapacité est légendaire. Negriers pour leur propre compte, ils “vendent” les leurs a des négociants européens contre du tabac, des miroirs, de l’alcool et de la quincaillerie.
Montrant d’ores et deja des signes d’asservissement volontaire et de lobotomie culturelle, certains se parent des “noms d’oiseaux” – King William, Dick Merchant, Yellow Money, Duke ceci et Duke cela et ainsi de suite.
Tour a tour, ils signent des traites dont les clauses accordent a différentes puissances étrangères le droit d’intervenir directement dans les affaires intérieures de leurs communautés. Viendraient-ils a ne pas respecter les clauses des différents traites, ils acceptent de se soumettre a de sévères sanctions du gouvernement britannique.
Les chefs indigenes de Douala n’agissent pas différemment. En 1856, ils signent un traite qui institue a Douala une Cour dite d’équité – une veritable farce.
Entre autres, les potentats admettent qu’ils pratiquent des “coutumes barbares et inhumaines” et acceptent d’être déportés a Fernando Po au cas ou ils transgresseraient les clauses servant désormais a reguler leur assujettissement volontaire.
Des la fin des années 1870, ils entreprennent une vaste campagne visant a se placer, illico, sous la domination anglaise.
En 1879, ils lui adressent une seconde doléance dans laquelle ils demandent qu’un “gouvernement anglais” soit établi au Cameroun et préconisent que “toutes les lois et coutumes [autochtones] soient abandonnees” au profit des lois anglaises.
En avril 1883, les chefs Bell et Akwa plaident de nouveau pour l’annexion pure et simple du Cameroun par la Reine d’Angleterre.
Ils écrivent a la Reine d’Angleterre pour ceder leur territoire a la Grande Bretagne qui ne semble guère être intéressée.
En 1884, le Consul Hewett est en route pour exaucer leur voeu, mais il se fait devancer par Nachtigal. Les chefs n’en ont cure. Ils se donnent aux Allemands, provoquant l’ire des Anglais qui les qualifient des lors de “gros imbeciles”!
Le samedi 12 juillet 1884, des l’après-midi, Bell et Akwa signent le fameux traite par lequel ils cedent “le pays appelé Cameroun” et tous leurs “droits de souveraineté” a la Maison commerciale allemande Woermann.
Le lendemain, lors d’une palabre convoquée a la factorerie, on relit le traite.
Bell et Akwa sont disposes a abdiquer au profit du Kaiser.
Les droits de souveraineté cedes a la Maison Woermann sont très vite retrocedes au Reich et a l’Empereur dans une convention signee le 13 juillet par les commerçants allemands et le commissaire imperial. Le tout est légalisé par le consul d’Allemagne au Gabon, Emil Schulze.
C’est le 14 juillet qu’a lieu la “cérémonie” de prise de possession du territoire. Il pleut ce jour-la. Nachtigal est revetu de toutes ses decorations. Un decor militaire de parade est constitue d’un peloton de 20 matelots commandes par le lieutenant Hoffmann. Deux tambours et trois fifres accompagnent l’ensemble.
Le drapeau allemand est hisse sur Bell-Town, Akwa-Town et Dido-Town.
C’est cet acte que Ruben UM NYOBE et les autres martyrs du peuple camerounais s’efforceront d’abolir.
Faut-il le rappeler, UM, MOUMIE, OUANDIE, KINGUE, YEM MBACK, OSENDE AFANA et une foule de sans-noms et de sans-visages sacrifieront leur vie pour réparer le forfait de Bell, Akwa et bien d’autres.
Cent trente quatre ans plus tard, des chefs douala (faut-il prêter aux anglais l’appellation de “gros imbeciles”) vandalisent le monument destine au plus illustres de nos martyrs, Ruben UM NYOBE.
La lutte, manifestement, continue !
Aux nouvelles generations de se réveiller et de la conduire jusqu’au bout si, comme nous y invita Frantz Fanon, nous devons enfin “sortir de la longue nuit” ! »
Achille Mbembé