En 2005, Achille Mbembe publait dans les colonnes du journal Le Messager et le journal en ligne www.icicemac.com un article intitulé “Au-delà de la question anglophone” Ceci de nombreuses années avant que la folie ne s’empare des régions du Nord Ouest et du Sud Ouest. Que disait alors le Pr Mbembé avant que ces régions du Cameroun s’embrasent. Revisitez avec nous cet article.
Il y a ceux qui veulent, purement et simplement, d’un État indépendant. Ce sont les sécessionnistes. Il y a ceux qui se battent pour un retour à un État fédéral. Ce sont les fédéralistes. Puis il y a ceux qui se contenteraient d’une large autonomie au sein de l’actuelle république. Ce sont les autonomistes.
Voilà, pour l’essentiel, le contenu des revendications anglophones. Celles-ci sont, à l’évidence, de nature politique. Pour les traiter, encore faut-il les distinguer les unes des autres et éviter l’amalgame.
Le Cameroun aurait disposé, à Yaoundé, d’un gouvernement éclairé que la question anglophone n’aurait jamais pris les proportions qu’elle est en train de prendre. Or, au vu des développements récents, il faut bien craindre que l’on ne soit rentré dans une phase de pourrissement. Dans l’indifférence générale, l’illusion s’installe peu à peu selon laquelle tout pourrait être réglé par la torture et l’emprisonnement. Si tel devait être le cas, tout le monde y perdrait, à commencer par le Cameroun.
L’illusion coloniale
Mais dans ce combat d’aveugles, la faute n’incombe pas seulement au gouvernement.
En effet, les arguments historico-juridiques avancés par les tenants de la sécession, voire d’un retour à la fédération sont, pour le moins, farfelus. À l’échelle de la longue durée, la colonisation britannique au Cameroun – tout comme la colonisation française – aura duré le temps d’un clin d’œil (1916-1961). La singularité de l’ex-Cameroun britannique consiste en le fait d’avoir été la colonie indirecte d’un gouvernement colonial lui-même indirect. Dans l’histoire des grands desseins coloniaux britanniques dans le monde, ce territoire revêtit, au mieux, un intérêt dérisoire et marginal.
Les conséquences de l’intermède colonial britannique n’en furent pas moins durables – du moins si l’on tient compte de ce qu’aujourd’hui, nombre de nos compatriotes anglophones justifient leur désir d’auto-détermination du simple fait d’avoir été colonisé par une puissance autre que la France.
Ce type de raisonnement est un peu court. Qui peut, à la vérité, prétendre qu’en 45 ans, la culture victorienne et les manières anglo-saxonnes de faire aient totalement effacé les dynamiques anciennes, au point de faire de nos compatriotes d’Outre-Mungo des sujets culturels ayant plus d’affinités avec Sa Majesté la Reine d’Angleterre qu’avec leurs voisins douala ou bamiléké par exemple ?
L’argument selon lequel la colonisation aurait fait de nous des Africains foncièrement différents les uns des autres est infantile. Bien avant la colonisation, les identités des uns sont si imbriquées dans celles des autres que la revendication d’un certificat d’origine dont la source serait la colonisation est, en soi, le reflet même de l’aliénation que l’on dénonce pourtant par ailleurs.
Ceci dit, que les ressources du pays soient mal redistribuées, voilà qui ne pénalise pas que les anglophones. Que d’éminents ressortissants des provinces anglophones fassent partie du bloc au pouvoir qui profite de la prédation, voilà qui est également vrai. Qu’il existe de petites discriminations au jour le jour, voilà le lot de tous. Qu’elles s’expriment sur le mode de la langue, des coutumes, de l’ethnie ou de la religion, celles-ci sont condamnables. Pour rémédier à tous ces maux, point n’est besoin de créer un nouvel État.
Appels de guerre
De fait, politiquement, il n’y a tout simplement pas de place, dans la région du Golfe de Guinée, pour un autre mini-État. Un tel projet n’est, ni désirable, ni faisable.
Dans ces conditions, militer pour la sécession relève d’une certaine irresponsabilité. C’est, littéralement, appeler à la guerre.
Pour l’heure, les sécessionnistes ne disposent guère des moyens militaires de conduire une telle guerre. Il n’est pas dit que dans un futur plus ou moins proche ils n’en soient pas capables. Encore faudrait-il qu’ils bénéficient de puissants relais et appuis extérieurs. Ceci n’est pas impossible. Une diaspora militante s’active depuis l’Angleterre et les Etats-Unis notamment. L’arc des conflits en Afrique de l’Ouest est en train de se déplacer de la région du Fleuve Mano (Sierra Leone, Guinée, Liberia, Côte d’Ivoire) vers le Delta du Niger, non loin de Calabar et du Rio del Rey.
Mais loin de conduire vers un État autonome, de telles guerres de ressources menées au nom du beau principe d’auto-détermination des peuples peuvent se prolonger indéfiniment, l’exploitation économique des ressources locales allant d’ailleurs de pair avec le chaos, ainsi qu’on le voit dans d’autres parties du continent. Pis – et compte tenu de la complexité géo-ethnique de la sous-région et des grands intérêts pétroliers – une telle guerre risquerait d’opposer, au premier chef, les anglophones entre eux.
Si la solution armée mène directement à l’impasse, la solution fédéraliste est, quant à elle, historiquement dépassée. L’une des raisons en est l’affaiblissement de l’État central. En effet, la solution fédérale (tout comme la démocratisation) est à même de mieux fonctionner lorsque le pouvoir central est lui-même fort. Le fédéralisme (et la démocratisation) dans un « État mou » et « amorphe » est une invitation à l’anarchie et à l’insécurité.
S’agissant de l’État camerounais, l’on pouvait dire qu’il avait les apparences d’un « État fort » sous Ahmadou Ahidjo. Bâtir un « État fort » était, de fait, son projet politique majeur. En bien des cas, il en vint à confondre la force de l’État et l’arbitraire étatique pur et simple.
Depuis 1982, le Cameroun est entré dans un lent processus de déliquescence que traduit bien la privatisation rampante des fonctions régaliennes de la puissance publique, l’encroûtement des dirigeants et l’ensauvagement généralisé, élite et piétaille confondues. Aujourd’hui, l’unité du pays tient davantage du miracle que d’un projet cohérent, conçu et appliqué comme tel par une technocratie nationaliste.
Dans les conditions d’un État amorphe, déliquescent et dont maints fragments de souveraineté s’en vont à vau-l’eau, le fédéralisme tend généralement à aggraver les risques d’implosion et d’anarchie. D’ailleurs, les expériences en cours dans d’autres régions du continent montrent que, sous certaines conditions, le monopole de la violence souveraine est bien plus souhaitable que sa fragmentation et sa dispersion au sein d’une multitude de formations rebelles dont la fonction première est l’utilisation de la violence à des fins de prédation.
Le projet de radicale démocratisation
Ne reste donc plus que l’argument d’autonomie. Un tel argument doit se faire dans le contexte général de la reconstruction de l’État et de sa radicale démocratisation. En d’autres termes, pour être crédible et pour qu’elle soit légitime aux yeux de leurs compatriotes francophones, la question anglophone doit être posée dans le cadre d’un projet général de démocratisation radicale du Cameroun. Elle n’a strictement aucun sens en dehors d’un tel projet.
Dans les circonstances actuelles, le projet de démocratisation radicale suppose un certain nombre de choses.
Et d’abord, sinon une véritable alternance à la tête de l’État, du moins un changement de leadership. En rigueur de terme, le Cameroun est, à l’heure où nous écrivons, un pays bloqué – et, plus grave encore, diplomatiquement isolé tant sur la scène panafricaine qu’internationale.
Il se caractérise, depuis deux décennies, par une vacance caractérisée de leadership. À plusieurs égards, le pays fonctionne sur pilotage automatique. Les conséquences de cette vacance de leadership et de l’absence de vision qui en est le corollaire sont trop longues pour faire ici l’objet d’une énumération.
Qu’il suffise d’indiquer, pour l’instant, que le changement de leadership devrait aller de pair avec la reconstruction des capacités foncières de l’État. Au-delà de la question anglophone, cette reconstruction a un double aspect.
Le premier consiste à renforcer la capacité de l’État à assurer la protection de ses frontières et de son intégrité territoriale. Dans un continent ravagé par des guerres sans issue, la constitution d’espaces de sécurité devient un impératif vital pour les nations qui veulent éviter de sombrer dans le désordre. Dans ces conditions, produire la sécurité consiste à contrôler la violence et à la gérer de telle manière que celle-ci ne se répande pas dans l’ensemble du corps social.
Produire la sécurité, notamment aux frontières, signifie également disposer de suffisamment de force et de légitimité pour dissuader acteurs sociaux et ennemis potentiels de recourir à la force. Mais la protection des frontières et la production de la sécurité ne relèvent pas simplement d’une opération militaire. Elles consistent aussi à investir dans les infrastructures matérielles (écoles, dispensaires, marchés, biens sociaux) et symboliques dont la fonction est de pousser les gens à préférer la paix sociale à la guerre sans but ni fin.
Pour le moment, les frontières camerounaises se caractérisent par leur porosité. Il s’agit, dans la plupart des cas, de véritables « zones franches » livrées à toutes sortes de trafics et activités que des entrepreneurs de la guerre pourraient facilement convertir en ressources militaires dirigées contre l’État lui-même.
Si vis pacem, para bellum
Deuxièmement, la reconstruction de l’État passe, paradoxalement, par une réforme radicale de l’armée et des institutions militaires. Le Cameroun ne dispose, pour l’instant, d’aucune armée digne de ce nom.
Qui cherche la paix prépare la guerre, dit une vieille sentence. Pour survivre comme État dans le tourbillon qui affecte l’Afrique au sortir du siècle, le Cameroun doit se doter d’une armée moderne, professionnelle, disciplinée, bien équipée en hommes et en matériel. Ses soldats doivent être peu nombreux, mais cultivés et hautement qualifiés. Les institutions militaires doivent devenir des symboles de l’excellence dans divers domaines de spécialisation technique, ainsi que le creuset d’une certaine idée de la nation et de la démocratie.
Ainsi que l’indiquent les difficultés autour de la péninsule de Bakassi, le Nigéria constituera, à l’avenir, l’une des principales menaces à l’intégrité territoriale du Cameroun. S’il était permis de s’exprimer dans un langage aussi vil, l’on pourrait dire que dans le monde contemporain des rapports de force et de pouvoir, le Nigéria est notre « ennemi naturel » – le pays qui pose le plus de danger à notre sécurité et stabilité. Il n’est pas exclu que sur le moyen terme, notre rapport à ce difficile voisin se décline dans l’idiome de « la question anglophone ».
Ceci dit, le Nigéria est un pays fragile, miné de part en part par la corruption de ses élites, la vénalité de ses gens et leur propension au désordre, à la division et à l’anarchie. Un voisin plus petit, mais plus uni, mieux organisé, discipliné et raisonnablement armé peut efficacement se protéger face à ce géant aux pieds d’argile. Après tout, c’est ce que montre bien l’exemple du Rwanda dans ses rapports avec le Congo Kinshasa.
Afin d’assurer sa sécurité dans une région qui, selon toute vraisemblance, risque de devenir l’un des points de cristallisation de la guerre en Afrique de l’Ouest, le Cameroun doit réactiver non seulement sa diplomatie, mais il doit également développer une politique de dissuasion.
Or, une politique de dissuasion forte à l’égard du Nigéria passe nécessairement par la réorganisation, puis le renforcement de nos capacités militaires et, en particulier, la formation d’une véritable force aérienne et le développement d’une politique maritime aux dimensions des enjeux du Golfe de Guinée.
Bilinguisme et multiculturalisme
Le troisième volet de la reconstruction de l’État a trait au bilinguisme et au multiculturalisme.
Le meilleur moyen de faire échec aux velléités sécessionnistes, c’est de réactiver la politique du bilinguisme, non plus dans le contexte du « non-alignement » que prônait le régime de Monsieur Ahmadou Ahidjo (ni francophone, ni anglophone), mais dans celui d’un multiculturalisme actif et librement assumé.
Des intellectuels comme Bernard Fonlon s’étaient efforcés, en leur temps, de penser la culture et l’identité nationale au-delà des différends linguistiques hérités de la colonisation. La revue Abbia fut, un temps, l’expression de ce projet. C’est ce projet qu’il faut réactiver, mais dans le contexte nouveau de la mondialisation.
Traduite concrètement, une véritable politique du bilinguisme signifierait, par exemple, que chaque jeune camerounais apprenne le français et l’anglais dès l’école primaire.
Que de dividendes symboliques et politiques le Cameroun pourrait récolter du fait d’être le seul pays africain à servir de trait d’union linguistique entre pays africains en conséquence de son triple héritage colonial. Loin d’être un fardeau, une politique du bilinguisme consciemment assumée et activement conçue est un atout majeur dans un monde de plus en plus multiculturel et cosmopolite.
Sur le plan diplomatique, Yaoundé aurait pu aspirer à devenir le siège de maintes organisations panafricaines et l’un des lieux privilégiés des grandes réunions multilingues. L’on sait ce qu’une telle politique de l’hospitalité permet d’engranger symboliquement. Encore aurait-il fallu investir, comme le fit Ahmadou Ahidjo, dans une politique de présence active dans les instances continentales et internationales.
Au moment où s’élabore une nouvelle idée du gouvernement du continent par le biais du NEPAD et de l’Union Africaine, il est pour le moins absurde que la contribution intellectuelle du Cameroun à cet effort soit, à proprement parler, inexistante malgré l’existence, dans ce pays, d’un énorme réservoir de cerveaux. De nombreux Africains désireux d’apprendre le français ou l’anglais devraient pouvoir être accueillis dans nos instituts de formation. Nous devrions être un exemple de la manière dont les États modernes traitent les minorités.
Des institutions de la démocratie
La question anglophone pose enfin d’importants problèmes institutionnels. La radicale démocratisation de l’État passe par une réforme des modes de représentation aussi bien sur le plan politique que du point de vue de l’accès aux ressources du sol et du sous-sol et leur redistribution.
Après tout, c’est en très grande partie la découverte du pétrole dans cette partie du pays qui est à l’origine de la poussée de fièvre autonomiste. Ce phénomène s’observe partout où un État central, de surcroît corrompu, accapare la totalité des revenus tirés des ressources d’une région du pays sans que cette dernière tire quelque bénéfice que ce soit de l’exploitation des richesses de son sol et sous-sol.
C’est bel et bien le cas dans le Cameroun anglophone où la rente pétrolière semble n’avoir rien rapporté aux populations locales depuis près de vingt ans. Qu’aucune route digne de ce nom ne relie Bamenda et Buéa ou Mamfé relève, à proprement parler, d’un scandale. Bientôt, l’on exploitera des ressources minérales dans l’est du pays. Et les mêmes turpitudes se poursuivront.
Dans ces conditions, tout projet de radicale démocratisation de l’État implique nécessairement une nouvelle répartition des pouvoirs entre l’État central et les communautés, que celles-ci soient définies par la municipalité ou la province.
Dans ce cadre, il est clair que de nouvelles provinces doivent être érigées. Elles doivent tenir compte des grands ensembles culturels tels qu’ils avaient d’ailleurs été découpés au moment de la colonisation française.
Les gouverneurs de provinces ainsi que les maires (y compris des grandes villes) devraient être élus au suffrage universel.
Une réforme de l’impôt devrait être effectuée de telle manière qu’une partie de celui-ci soit dépensé le plus près possible de la source où il a été payé.
Une charte gouvernant les modalités d’exploitation des ressources naturelles devrait être adoptée et, au besoin, faire partie de la Constitution, au même titre qu’un « Bill of Rights ».
L’allocation, aux régions productrices, d’un pourcentage (à définir) des revenus tirés de leur sol et sous-sol aux fins de développement local devrait faire partie automatique du mode camerounais de redistribution des ressources. La même clause doit valoir pour les ressources minières, forestières, ou autres.
Sur le plan culturel, pourquoi ne pas réformer le système éducatif de telle manière qu’à côté de l’anglais, du français et des autres langues étrangères, les enfants des écoles soient obligés d’apprendre une langue nationale autre que leur langue d’origine ?
La question anglophone en tant qu’elle concerne avant tout la radicale démocratisation de l’État et de la culture peut donc encore être résolue par des moyens politiques.
Mais encore faut-il que soit mis fin à la vacance de leadership à la tête de l’État ; que soient reconstituées les capacités foncières d’un État qui aspirerait enfin à la modernité ; qu’une véritable politique du bilinguisme soit conçue et appliquée ; et qu’en lieu et place du vide politique en cours depuis 1982, une élite capable de réfléchir, de s’exprimer et de se faire entendre sonne enfin la révolte.
Achille Mbembe
Au-delà de la question anglophone[ Johannesburg – Afrique du Sud ] ( 25/10/2005)
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