Camerounais des rues et Camerounais de bureau
Camerounais des rues et Camerounais de bureau
Adapté à partir du discours de Malcolm X.
« Nègres des champs – Nègres domestiques »
Depuis 1990, deux catégories de Camerounais se sont constituées: les Camerounais des rues et les Camerounais de bureau.
Les Camerounais de bureau sont ceux qui travaillent dans l’administration et soutiennent le régime néocolonial. Ils sont bien vêtus et se comportent comme les anciens maîtres coloniaux. Certains vivent dans les résidences aux frais de l’État et possèdent des domestiques et des gardes de corps qui craignent si maladivement l’autorité qu’ils ne peuvent se transformer en Camerounais des rues. D’autres possèdent de nombreuses voitures de luxe et des avantages de toutes sortes, détiennent des positions de pouvoir qu’ils usent et abusent au gré de leurs humeurs.
Les Camerounais de bureau aiment leurs supérieurs hiérarchiques respectifs plus que ceux-ci ne s’aiment eux-mêmes et attendent de leurs subalternes qu’ils les aiment aussi plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes. Ainsi se crée une chaîne de subordination où chaque individu veut voir l’autre toujours plus dépendant de lui et où aucun ne veut voir personne devenir tout simplement un homme libre. C’est cette chaîne qui a brisé le pouvoir des institutions; c’est sur elle que la corruption et les détournements ont pris corps.
Dès lors, si un supérieur hiérarchique de bureau envoie son subalterne de bureau dans la rue pour maintenir la paix et l’ordre à l’occasion d’une manifestation, celui-ci agresse les manifestants avec plus d’énergie que n’en mettrait ce supérieur lui-même : il frappe, blesse, viole et traite ses concitoyens avec orgueil et condescendance, puisque le supérieur, pour la gloire de qui il agit et dont il protège les privilèges, a remplacé les institutions.
C’est ainsi que les Camerounais de bureau idolâtrent tous le plus grand d’entre eux, le chef de l’État, tant et si bien qu’ils l’affublent des noms tels «Dieu», «Créateur», «Soleil». En fait, ils sont prêts à donner leur propre vie – rien de moins – pour sauver la sienne. Quand le chef de l’État dit : «Nous avons un beau pays», les Camerounais de bureau ne disent jamais, « non, nous avons régressé et nous sommes à présent en retard par rapport aux autres pays du monde »; ils répondent plutôt en chœur : «Oui, nous avons un beau pays». Ils le disent alors même qu’ils vivent dans la boue et la poussière des routes fendillées, dans l’insalubrité de l’eau que boivent leurs propres frères et dans les ténèbres des rues non électrifiées. C’est en cela qu’on reconnaît le Camerounais de bureau.
Si le chef de l’État tombe malade, le Camerounais de bureau dit: «Qu’y a-t-il, monsieur le président, nous sommes malades.» «Nous sommes malades?» La maladie du président devient la sienne. Il s’identifie au chef plus que ce dernier ne s’identifie à lui-même, puisqu’il redoute que sa disparition marque la fin de ses privilèges. Et si alors on déclare le chef de l’État mort – même au détour d’une blague –, il pleure plus que ne le feraient les membres de sa famille.
Et si vous venez trouver le Camerounais de bureau pour lui dire : «Abandonnons ce système, quittons ce parti, échappons-nous de la tutelle de cet homme et de ses sbires qui nous traitent en esclaves et nous pourrissent la vie», le Camerounais de bureau vous regarde et répond : «Vous êtes fou, mon vieux, qu’est-ce que ça veut dire, quitter ce parti et faire tomber ce régime? Connaissez-vous meilleur parti que celui-ci ? Où serais-je mieux vêtu et mieux loti qu’ici ? Où serais-je mieux nourri qu’ici? Où aurais-je de meilleurs avantages que dans ce système?» Voilà ce qu’est le Camerounais de bureau. On dit de lui qu’il a pris le pays en otage.
Mais dans le pays, il y a aussi les Camerounais des rues. Les Camerounais des rues, ce sont les masses. Ils sont toujours plus nombreux dans les rues que dans les bureaux. Le Camerounais des rues mène une vie d’enfer. Pendant que le Camerounais de bureau mange les morceaux de porc et les poissons braisés arrosés de bière et de vin, le Camerounais des rues n’a rien d’autre que ce qui reste des entailles et des os de porc, et ne boit que cette eau qui sort des puits mal entretenus. Il est harcelé et matraqué du matin au soir par les agents de la loi du régime, les policiers, les gendarmes, le Bir, les douaniers et les juges. Il vit dans les taudis, les maisons en terre battue ou en bois léger, dans les huttes, et porte de vêtements de deuxième, de troisième ou de quatrième main : la friperie.
À cause de cette misère multiforme, le Camerounais des rues hait le régime en place. Il sait, mieux que le Camerounais de bureau, que ce régime est la continuité du système colonial. Et il le hait encore plus parce qu’il n’oublie pas que ses parents et ses grands-parents en ont souffert. Il est donc intelligent, une intelligence construite sur une longue expérience de la souffrance. C’est pourquoi, il représente l’espoir et l’avenir du pays. Chaque fois que le régime vacille, le Camerounais des rues n’essaye pas de voler à son secours : il prie et se bat pour qu’il tombe.
Si quelqu’un venait le trouver pour lui dire : «Ne pactisons pas avec ce régime, mais sauvons-nous», il ne répondrait pas «pour aller où?», comme le ferait le Camerounais de bureau. Il dirait au contraire : «Oui, sauvons-nous de ce système, et n’oublions jamais le mal qu’il nous a fait.»
Depuis 1990, les Camerounais des rues, ce sont les Anglophones dans leur majorité écrasante. Quant aux Camerounais de bureau, ils se recrutent dans une large majorité chez les Francophones. Depuis les vingt-sept (27) dernières années, c’est le Camerounais des rues, l’Anglophone, qui crie en premier la souffrance profonde du peuple : hier c’était avec le SDF, aujourd’hui c’est avec le Consortium. C’est donc encore et toujours lui, le Camerounais des rues, l’Anglophone, qui compose les chansons de la liberté, mobilise les masses, marche sans l’autorisation des sous-préfets du régime, appelle au fédéralisme, cherche à réduire la portée de l’impérialisme et du néocolonialisme et ouvre le chemin vers la véritable libération du Cameroun.
Maurice NGUEPÉ