Les Muna, de père en fils…
Les six enfants de l’ancien Premier ministre anglophone affichent de prestigieux parcours. Parmi eux, deux juristes, dont les ambitions politiques suscitent bien des conjectures.
Le bâtiment est sorti de terre en un temps record, rue de Narvick, à Yaoundé. Inauguré le 26 juin dernier, cet immeuble décoré par l’artiste chinois Su Juyong comprend notamment un musée de 200 m2, un studio d’enregistrement, un amphithéâtre de 80 places, pour un coût global estimé à 700 millions de F CFA (1 million d’euros). Mais son originalité, c’est d’avoir été construit pour abriter la fondation Salomon Tandeng Muna (STMF), instituteur né dans les Grassfields et devenu une icône nationale pour avoir été, lors de la décolonisation, l’un des artisans de la réunification des Cameroun anglophone et francophone. Trônant dans le hall, deux bustes de 150 kg rendent hommage à celui qui fut vice-président de Ahmadou Ahidjo, puis président de l’Assemblée nationale, et à son épouse, Elizabeth Fri Muna, elle aussi disparue.
Aux grands hommes la nation reconnaissante ? Pas sûr. La toute nouvelle fondation Salomon Tandeng Muna a été entièrement financée sur fonds propres par ses enfants. Dans un pays peu enclin aux hommages pour services rendus, la fratrie Muna s’est chargée d’honorer elle-même la mémoire paternelle.
Seulement, dans un contexte où tout le pays spécule sur la candidature de Paul Biya à la prochaine présidentielle prévue en 2011, mettre en place une fondation n’est pas un acte banal. Ce dont peut témoigner Pierre-Désiré Engo, ancien poids lourd du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), qui purge actuellement une peine de dix ans de prison. Condamné en 1999 pour malversations financières alors qu’il dirigeait la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), il se serait surtout vu reprocher la création de la fondation Martin-Paul Samba, un autre héros national.
La chronique des ambitions cachées en vue de la succession s’est donc enrichie d’un chapitre Muna. Dans cet imbroglio fait de coups bas et de batailles d’officines, le tout enrobé d’un goût de la dissimulation bien camerounais, les hypothèses aussi bien crédibles que farfelues s’entremêlent : la famille Muna aurait-elle un « agenda politique secret » ? Il semble que oui. Interrogé par Jeune Afrique, Akere Muna, avocat de 56 ans, répond par une pirouette : « Dans la société africaine, lorsque votre père a été griot, vous avez une inclination naturelle à devenir griot. » Plus explicite, il ajoute : « Si une voie m’est ouverte, je ne m’interdirai pas de servir mon pays. »
Une fratrie unie
Pourtant, avant la création de sa fondation, cette famille à la réussite insolente a fait preuve d’une discrétion exemplaire. Les enfants ont été élevés à la dure par un père réputé pour son rigorisme protestant. Et, malgré la fortune qu’on leur prête, les Muna ne sont pas catalogués parmi les « dynasties capitalistes » à l’instar des Fotso, Kadji, Soppo Priso, Fadil et autres grandes familles, dont la notoriété dépasse les frontières du pays. « Nous étions les enfants du Premier ministre de l’État fédéré du Cameroun occidental, mais mon père nous obligeait à aller à l’école à pied », se souvient Akere, qui prétend avoir acquis sa première voiture neuve – une Peugeot 307 – il y a seulement deux ans !
S’ils possèdent des entreprises, les Muna sont loin d’être de grandes fortunes. Ces bourgeois urbains et cosmopolites surfent entre parti au pouvoir et opposition, secteur privé et haute fonction publique, tout en préservant une parfaite apparence d’unité. « Nous ne parlons jamais de politique en famille », confie l’avocat.
Daniel, le plus âgé des six, est cardiologue et PDG du fleuron des entreprises familiales, la polyclinique Muna, située dans le quartier huppé de Bonanjo, à Douala. Il préside également l’Ordre national des médecins du Cameroun. Son frère Wally, deuxième médecin de la famille – lui aussi chirurgien cardiologue –, a dirigé l’hôpital général de Yaoundé, le plus important service public hospitalier du pays. Il siège, par ailleurs, à l’Académie des sciences et enseigne à la faculté de médecine de Yaoundé.
Deux des enfants sont chefs d’entreprise : George, l’ingénieur agronome, est directeur général de Grain Master, une unité agroalimentaire, tandis que Humphrey, spécialisé en aéronautique, fut autrefois directeur technique de la compagnie Camair. Il dirige aujourd’hui Matrix Engineering, une entreprise opérant dans le même secteur.
La benjamine et seule femme de la fratrie, Ama Tutu Muna, 48 ans, était la moins connue de la famille jusqu’à son entrée au gouvernement, le 8 décembre 2004, comme secrétaire d’État au Commerce. Depuis le 7 décembre 2007, cette traductrice et interprète, formée à l’université de Montréal, occupe le poste de ministre de la Culture.
Cuillère en argent
Les deux Muna les plus connus, mais aussi les plus controversés, sont avocats. Bernard, jeune magistrat poussé vers le barreau par son père, a fondé le cabinet le plus puissant du pays, Muna & Muna, en 1971. Bâtonnier de l’Ordre des avocats du Cameroun de 1988 à 1994, il passe pour être l’enfant terrible de la famille. En effet, en 1990, il a rejoint le parti d’opposition fondé par John Fru Ndi, le Social Democratic Front (SDF). Directeur de campagne du chairman lors de la présidentielle de 1992, il finit par quitter le navire, poussé à la démission par les caciques qui gravitent autour du bouillant leader anglophone. Délaissant pour un temps la scène politique nationale, on le retrouve à Arusha, en Tanzanie, en 1999, où il occupe le poste de procureur adjoint au parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Mais les relations exécrables qu’il entretient avec la procureure suisse Carla Del Ponte vont précipiter son départ en mai 2001.
De retour au Cameroun, il réintègre le SDF avec l’intention d’en prendre la tête par les urnes. Il se heurte à la même garde rapprochée de Fru Ndi, qui rejette sa candidature. Au terme d’un bras de fer judiciaire et d’une rixe qui a occasionné la mort de l’un de ses partisans, Grégoire Diboulé, il est exclu du mouvement. Depuis, il a retrouvé un tremplin au sein de l’Alliance des forces progressistes (AFP) – un parti créé par un autre déçu du SDF, Saïdou Maïdadi Yaya – dont il a pris la tête. « De toutes les façons, il n’aurait jamais pu prendre la tête du SDF car, à l’inverse de Fru Ndi, il ne tient pas la rue. Dans leur fief du Nord-Ouest, Bernard est perçu comme un fils à papa, né avec une cuillère en argent dans la bouche », juge Henriette Ekwe, ancienne de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et journaliste à Douala. Fru Ndi, quant à lui, se veut « la voix du petit peuple », poursuit-elle. Et ce n’est pas le seul handicap de cet homme à la silhouette dense : l’opinion sécessionniste anglophone n’a pas oublié que son père a autrefois favorisé l’« annexion » du Cameroun anglophone par Ahidjo pour aboutir à la réunification en octobre 1961 et le lui fait payer.
Malgré tout, Bernard multiplie les tournées en province. Ce qui fait dire à l’un de ses partisans, sceptique, que le président de l’AFP « laboure le terrain pour son jeune frère Akere ». À en croire leurs proches, ces deux-là s’entendent comme larrons en foire. Au sein du cabinet Muna & Muna, Bernard s’est associé à son frère, qui a été à son tour bâtonnier de l’Ordre des avocats entre 1997 et 2002. On dit des deux avocats Muna qu’ils contrôlent le barreau du Cameroun (1 800 avocats et avocats stagiaires) à travers la coalition Rainbow Team, née en 1996 dans le but de contourner les majorités ethniques et d’éliminer le réflexe régional lors de l’élection du bâtonnier. L’enjeu semble en valoir la peine. Charles Tchoungang, ancien bâtonnier issu du même groupe, admet que « le poste bénéficie d’une considération forte de la part des pouvoirs publics ».
Le plus « anglo-saxon » des deuxâ©Le parcours des deux juristes fascine et agace à la fois. L’un comme l’autre sont des hommes de réseaux. Bernard semble le plus « anglo-saxon » des deux. Il est resté proche de Frances Cook, l’ancienne ambassadrice des États-Unis à Yaoundé dans les années 1990. La diplomate, qui n’a pas laissé un bon souvenir aux autorités de Yaoundé, a fait partie des happy few invités au cocktail inaugural du 26 juin dernier, rue de Narvick, à Yaoundé. Ce qui n’interdit pas de disposer de solides appuis du côté francophone. De passage à Yaoundé à l’occasion d’une conférence sur la zone franc les 6 et 7 octobre, Alain Joyandet, secrétaire d’État français à la Coopération et à la Francophonie, est allé admirer les pièces exposées au musée de la fondation.
Quant à Akere, il est sans doute l’un des Camerounais les plus influents du moment. Anglophone ayant fait des études secondaires dans les deux langues officielles, ce fringant avocat aux cheveux grisonnants parfaitement bilingue manie aussi bien le code civil que la Common Law. En septembre, il a été porté à la tête du Conseil économique, social et culturel de l’Union africaine, après le désistement de la lauréate kényane du prix Nobel, Wangari Maathai. Au-delà du barreau du Cameroun, figure dans son carnet d’adresses la majorité des avocats du continent, depuis qu’il a pris les rênes de l’Union panafricaine des avocats (UPA) en 2004. Lorsque Abdoulaye Wade, ancien avocat et chef de l’État sénégalais, lui demande de le défendre, il décline poliment l’offre. « Deux semaines auparavant, je m’étais engagé à représenter Idrissa Seck, [l’ancien Premier ministre en rupture de ban avec le parti présidentiel, NDLR] », explique-t-il.
En 2005, Akere a été élu vice-président de Transparency International (TI). Cette ONG anticorruption, fondée en 1993 par le juriste allemand Peter Eigen – lui aussi aperçu à Yaoundé en juin – et qui a étendu ses branches dans une centaine de pays, essaie de s’imposer comme interface entre pays du Sud et bailleurs de fonds. L’influence de TI, qui a ouvert un bureau à Bruxelles depuis un an pour faire du lobbying auprès des institutions communautaires, est grandissante. La branche camerounaise, dont Akere Muna a été le fondateur, est actuellement présidée par Charles Nguini, fils de l’ancien président de la Cour suprême du Cameroun, Marcel Nguini, et avocat formé chez Muna & Muna. Akere est, par ailleurs, membre du Rotary Club Yaoundé-Collines, où il côtoie un certain nombre de personnalités en vue, comme Siegfried David Etame Massoma, ministre délégué chargé du Contrôle de l’État, l’ex-ambassadeur de Côte d’Ivoire Paul Ayoman Ambohale (récemment nommé à Madrid) ou le patron de presse Haman Mana.
La famille fait aussi l’objet de certaines critiques. Lorsqu’on l’interroge sur le possible conflit d’intérêts existant entre ses activités d’avocat pour l’État camerounais et sa mission au sein de TI, il répond que sa présence dans les dossiers est un gage de sérieux. « Notre cabinet a perdu 70 % des investisseurs étrangers qui composaient notre clientèle et dont nous défendions les intérêts parce que ceux-ci estimaient qu’il y avait trop de corruption dans ce pays. C’est pourquoi je me suis engagé dans la lutte. Du coup, quand je suis impliqué dans un dossier, les gens font attention », explique-t-il. Souhaite-t-il suivre l’exemple de son ami Nana Akufo-Addo, ministre des Affaires étrangères de John Kufuor, arrivé en tête au premier tour de l’élection présidentielle ghanéenne du 7 décembre avec 49,13 % des suffrages ? « Je n’ai pas peur de l’ambition », sourit-il, malicieux.
de : http://www.jeuneafrique.com/187694/societe/les-muna-de-p-re-en-fils/