Mathias Eric Owona Nguini et Alain Patrice Nganang ou la construction du discours génocidaire au Cameroun : analyse croisée de Vincent-Sosthène FOUDA
Quand tout ceci sera terminé, il faudra s’en souvenir encore. Il nous faudra nous souvenir de ces corps déchiquetés, de ces visages lacérés, de ce vocabulaire qui est monté et a installé la chienlit au cœur de l’espace public. Un vocabulaire haineux, génocidaire, nous sommes loin de mesurer encore aujourd’hui la profondeur des dégâts de ce langage, dans notre espace, dans nos vies, dans notre quotidien. Ces universitaires, ces hommes de médias ont naturalisé la haine par leurs mots, ces mots sont passés inlassablement dans les choses historiques pour devenir des maux qu’il nous sera difficile d’effacer, de soigner.
Le génocide dans ce pays ne s’est point décrété, il a été planté dans les mentalités au point que nous devons parler aujourd’hui de « mentalité génocidaire », une société génocidaire, une logique génocidaire, oui, un État génocidaire, et les dates, chacun de nous pourra les donner, immortaliser même sans le vouloir ces visages.
Les mots distillés par Mathias Eric Owona Nguini s’incrustent comme de la vermine dans le langage de tous les jours et les consciences en formation ou en hibernation sur les réseaux sociaux sont sommées de se plier au discours inoculé comme de la vitamine distribuée aux enfants à leur réveil. Combien sont-ils aujourd’hui au Cameroun, dans le questionnement, pour savoir ce que les noms « chauve-souris » produisent dans l’élaboration, la formation de la pensée d’abord privée et ensuite publique? Combien sont-ils capables de nous dire ce que représente la matérialité de « chauve-souris »? Nous pouvons lire sous la plume de Patrice Towa et publié le 27 janvier 2017 sur sa page Facebook : « France 24 affirme qu’Ayuk Tabi et ses comparses ambazozo sont détenus dans une prison de haute sécurité à Yaoundé. Mon frère Mathias Eric Owona Nguini dit que la viande est dans la sauce depuiiiiis, avec le piment sur ça. Moi j’attends le communiqué du porte-parole ambazonien Jean-Marc Soboth alias Tchiromarc !!! »
Autrement dit, des compatriotes, des humains, Ayuk Tabi sont traités de « viande » qui doit être dévorée par l’hydre qu’est la « sauce avec le piment sur ça ». D’autres publications comme celle de Patrick Duprix Anicet Mani dans le groupe Facebook Le Cameroun est Formidable vivons seulement (LCFVS) publié le 27 janvier 2018 dit : « Je pleure Fochivé dans ce pays. Avec lui, Ayuk et Cie auraient été conduit à Mokolo Elobi et quelqu’un aurait crié « au voleur » ». Au Cameroun sévit ce que l’on appelle la « justice populaire » qui consiste pour les populations à mettre à mort les voleurs ou ceux qui sont soupçonnés de vol parce qu’elles ne font plus confiance à la police et à la justice de leur pays. Ainsi donc, pour cet internaute, « Monsieur Ayuk Tabi devrait simplement être mis à mort de la façon la plus violente qui soit et avec lui ses compagnons ».
En reprenant les écrits du philosophe Bernard Nnanga notamment son roman, les chauves-souris, en sortant ce roman de son contexte et surtout en déformant sa lecture, le politologue camerounais construit des normes tribales et ethniques dont la finalité est l’extermination des chauves-souris, c’est à dire des autres qui ne sont pas comme lui, le roi Lion, le phacochère, etc.
Le Eru appellation d’un met traditionnel dont les origines sont attribuées aux populations des régions anglophones bien qu’adopté par l’ensemble des populations du Cameroun est aussi utilisé pour désigner Ayuk Tabi et toutes les populations originaires du Nord-Ouest, du Sud-Ouest et d’expression anglaise par opposition aux populations d’expression française. Les ethnofascistes camerounais comme les nazis d’hier n’inventent pas de mots, ils leur attribuent un autre sens, ils les recyclent… Ce que nous découvrons dans le vocabulaire du prof. Mathias Eric Owona Nguini n’est pas différent de ce que distille l’écrivain Alain Patrice Nganang. En effet, aucun mot n’est assez dur dans son vocabulaire pour qualifier les membres du système gouvernant ainsi que leur ethnie.
Pour lui, l’épouse du chef de l’État n’est qu’une « wolowoss » dans le créole, pidgin camerounais désigne la « prostituée par excellence. » La « Wolowoss » d’épouse du chef de l’État en majuscule représente et est le porte-étendard du Boulou (bulu) et du beti. La vulgarité langagière utilisée par Alain Patrice Nganang vise à banaliser la personne du chef de l’État, à démystifier la fonction, mais aussi à atteindre un large public, celui des badauds et des mécontents en désignant non seulement un homme, non seulement une épouse, mais toute la tribu. Nganang invente des mots pour enrichir le vocabulaire de la haine, « le Fam » dit-il c’est l’être mou, « qui ne sait plus marcher » sans consistance.
Il convoque assez aisément les visages historiques pour montrer que le Cameroun du « Fam » et de sa tribu est « bamiphobe » c’est à dire « déteste et tue les bamilékés. Ainsi pour lui Abel Kingué aurait changé son nom Dschang « peuple vivant dans le département de la Menoua ». Et de poser la question : « Combien de Bamiléké ont changé de nom pour survivre dans ce pays bamiphobe? Je sais, je sais, ça s’applique à tout le monde dans ce pays, et même les Nordistes ont changé leur nom, nessa. Écrire l’histoire d’un peuple encore domine est très compliqué, car n’importe quel quidam veut parler a sa place. » Publié sur sa page Facebook le 26 janvier à 18 h 41. Nganang travaille donc pour la différenciation des ethnies comme les nazis le firent en manipulant les textes de Platon notamment de La République et des lois en expurgeant toute la recherche métaphysique de Platon, Nganang expurge ces visages de tout leur substrat anthropologique et historique afin de les enfermer dans la tribu, la leur, celle que crée l’écrivain.
Alain Patrice Nganang
Nganang n’est donc pas dans une projection vers l’avenir, mais plutôt il s’enferme dans une rétrojection vers l’archaïsme. Pour lui, ce qu’il nomme « le peuple bamiléké » apparaît comme le peuple hébreu captif à Babylone, c’est le psaume 125 :
Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion, nous étions comme en rêve!
2 Alors notre bouche était pleine de rires, nous poussions des cris de joie; alors on disait parmi les nations :
3 Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur!
Nous étions en grande fête!
4 Ramène, Seigneur, nos captifs, comme les torrents au désert.
5 Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie :
6 Il s’en va, il s’en va en pleurant, il jette la semence; il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes.
Nganang veut conduire le « peuple bamiléké » vers la terre promise, « Me lapte », c’est ainsi qu’il termine ses adresses à ce peuple qu’il veut sien.
Nganang veut par son vocabulaire et par la manipulation des figures historiques, extraire celles-ci de la République pour les enfermer dans l’ethnie qu’il veut sortir de l’esclavage. Comme dans l’impératif kantien renversé si vous permettez la formule, Nganang espère que ceux qui le suivent et qu’il veut de son peuple disent : « agis toujours de telle sorte que si un de nos ancêtres dont je cite le nom avait connaissance de ton action, il l’approuverait »!
La banalisation du mal par le vocabulaire énigmatique d’une part et ordurier d’autre part!
Voilà ce qui nous est servi sur la place publique. Qui mieux que Hannah Arendt a compris la banalisation du mal? Elle qui couvrit de bout en bout le procès de Eichmann à Jérusalem? Le mal véhiculé par le discours de Nganang et de Mathias Eric Owona Nguini n’est pas seulement le mal radical dont parle Kant et qui est la subordination de la raison aux passions. Nous avons en face de nous deux produits du système éducatif camerounais qui vivent et se revendiquent membres de cette communauté de gens ordinaires de la société camerounaise. Nous pouvons d’ailleurs le voir dans la réception qui est faite de leurs « textes, de leurs injures et insultes » dans l’espace public.
Chacun prend ce qui lui convient, comme des supporters des équipes de football, les gradins sont partagés. Ceux et celles qui accueillent les écrits, le regard, le gestuel de Nganang et de Owona Nguini comme eux, je veux dire comme nous, ils leurs ressemblent, nous leurs ressemblons, « ni pervers, ni sadiques » pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, nous sommes « effroyablement normaux ». Voilà le danger de la banalité du mal! Car ce discours, ces mots, ces gestes qui font corps avec nous déconstruisent notre personnalité morale, ils entraînent l’individu dans la perte toute référence individuelle aux notions de « bien » et de « mal ». Ce qu’on nous impose comme vocabulaire, comme crimes sur la place publique, l’exposition de la nudité, le viol, le massacre, l’humiliation du corps et de la mémoire historique, la perversion de la mémoire historienne, effacent en nous toute moralité.
Nos deux protagonistes et leurs fans clubs ne sont plus eux-mêmes capables de regarder leurs sujets d’expérimentations que nous sommes devenus au fil du temps comme des êtres qui leur ressemblent. Non, nous ne sommes plus leurs semblables. C’est ce qu’exprime Primo Levi dans le recueil fort admirable dans lequel il rapporte l’horreur de la déportation : Si c’est un homme ! Comment peut-on traiter l’autre de « viande dans la sauce bien pimentée ! » comment traiter l’autre de « wolowoss de la République à l’utérus en pleine putréfaction! »? Là est la banalisation du mal ! Voilà où réside le danger! Oui notre silence, que produira-t-il demain? Au bout du petit matin dira Césaire encore et toujours actuel « ici la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges, les poisons sans alexitère connu, les sanies de plaies bien antiques, les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles. » Et par notre silence, notre complicité retrouvée, nous pouvons dire que ce pays est calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu est dans ses actes.
Vincent-Sosthène FOUDA