L’épineuse question de la responsabilité de l’élite dans les pays en voie de développement : Élite malgré tout !

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Dans La Faute aux élites (Paris Gallimard, 1997), Jacques Julliard affirme que des « trois critères universels pour sélectionner les élites – la naissance, l’argent, le mérite -, les Français continuent, en principe de préférer le troisième. Ils n’aiment pas le modèle bourgeois qui repose sur la fortune.

Depuis la Troisième République au moins, ils sont attachés au modèle mandarinal, à base de concours » (73). Ainsi s’expliquent sans doute la prééminence des concours (CAPES, agrégations, etc.) mais aussi et surtout le triomphe des grandes écoles (Ecoles Normales supérieures, Ecole Nationale d’Administration, Sciences Po, Ecoles Polytechniques, etc.) comme mode de formation de l’élite dans la société française.

Même si nous le voulions en tout cas, nous n’aurions pas pu avoir une élite issue de la naissance. La fin de la colonisation étant relativement récente et la société camerounaise s’étant bâtie essentiellement sur le modèle hérité du colonisateur, les familles qui auraient pu, par elles-mêmes, faire de leur progéniture des élites se sont plutôt bousculées pour s’accrocher à la mamelle de l’administration néo(post)coloniale. Raison pour laquelle la seule élite visible et même reconnue dans notre pays est une petite élite financière, qu’importe l’origine des ressources. C’est le modèle le plus en vogue. Mais de quoi s’agit-il précisément ?

Quand on parle d’élite on songe généralement à un petit groupe de personnes considérées comme distinguées ou comme les meilleures de la société. On présume donc que leur formation et leur culture leur permettent de se hisser au premier rang et de jouer éventuellement un rôle d’éclaireur. Pareille élite devrait servir naturellement de boussole à la société et l’être aussi dans l’élaboration des valeurs démocratiques ou de la création des conditions d’avènement d’une paix sociale durable en l’expurgeant des virus de la haine.

Il convient cependant de contextualiser le concept de l’élite au Cameroun. Chez nous, les élites sont essentiellement financières ou politiques. Il suffit d’avoir migré en ville et d’y avoir fait fortune ou simplement réussi sa vie pour faire partie de l’élite de son village d’origine. Il suffit aussi de bénéficier d’une promotion ou d’avoir bénéficié d’un strapontin politique pour être immédiatement érigé au rang d’élite de telle ou telle autre contrée.

Généralement, l’élite financière, même si elle manque parfois de repère, est moins fragile du fait de son autonomie. Très souvent connectée à l’entonnoir du pouvoir en place, l’élite politique ou prétendument intellectuelle a du mal à se construire une identité pour jouer le rôle qu’on pourrait attendre d’elle. Malgré tout ce qui précède, nous devons tout de même reconnaître que le Cameroun a vu émerger une élite qui a su jouer pleinement le rôle qui était le sien dans une société en développement.

Une élite veille de conscience

Um Nyobe et les leaders du mouvement de libération nationale tels que Félix Moumié, Ernest Ouandié, Osendé Afana, etc. ont presque tous payé de leur vie pour l’avènement de la liberté et de la démocratie au Cameroun. Ensemble, ils voulaient construire un récit national et créer un mythe fondateur autour duquel tous les Camerounais allaient se reconnaître. Dès ses années de formation à l’école normale des instituteurs, Um Nyobe est déjà un dissident qui assume les sanctions qu’on lui inflige du fait de son comportement. En s’affirmant plus tard comme leader syndicaliste et politique, il s’impose comme une élite porteuse des valeurs et essentiellement soucieuse de l’avenir de son pays et de son peuple.

Et c’est en véritable frondeur que Um Nyobe va peu à peu traduire en discours le mal-être qu’induit la situation coloniale et semer la révolution dans les cœurs. On n’attend rien de moins d’une élite consciente de sa mission.

Dans le sillage des patriotes de l’Union des populations du Cameroun, vont naître des disciples de la trempe de René Philombe, de Mongo Beti, d’Abel Eyinga, sans compter ceux qui, comme Mgr Albert Ndongmo ou même Fabien Eboussi Boulaga s’inscrivent dans la même lignée sans pour autant se réclamer de la philosophie de Ruben Um Nyobe.

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Bien avant d’être promu évêque de Nkongsamba, l’Abbé Albert Ndongmo était un militant de la liberté d’expression qui est l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Raison pour laquelle il était le promoteur de L’Essor des Jeunes, un journal redouté des pouvoirs publics en son temps. Devenu Évêque, Mgr Ndongmo milita pour la construction d’un Sanctuaire de la paix à Nkongsamba en même temps qu’il travaillait à la sortie du maquis des derniers upécistes qui étaient restés dans la clandestinité lorsque De Gaule choisit d’accorder l’indépendance du Cameroun à ses vassaux.

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Dr. Abel Eyinga

Soucieux du développement économique et d’assurer l’autonomie financière de son diocèse, Mgr Ndongmo avait crçéé quelques unités de production (blanchisserie, imprimerie, librairie, etc.) dont la plus connue fut Moungo Plastique, une unité de fabrication de sacs d’écoliers et des imperméables pour les enfants.

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                     Mgr Albert Ndongmo                                 

Alors que  s’appuyait sur les institutions ecclésiastiques pour créer un environnement de paix et de liberté démocratique, d’autres militants de la société civile à l’instar de René Philombe faisaient d’énormes sacrifices personnels pour défendre le même genre de valeurs. Écrivain contestataire, Philombe a passé une bonne partie de sa carrière à ferrailler contre la censure et le système antidémocratique institué par le Ministère de l’Administration Territoriale du régime d’Ahidjo.

À son époque en effet, l’écrivain, pour éviter les ennuis, n’avait le choix qu’entre se taire ou créer des œuvres inoffensives pour l’autoritarisme régnant. Mais avec des titres comme Les Blancs partis les Nègres dansent (1973), Choc anti-choc (1978), Africapolis (1978) ou L’Ancien maquisard (2002), Philombe n’était nullement, malgré son handicap, à l’abri de la répression.

Il n’empêche que, toute sa vie durant, il ne cessa de promouvoir des activités culturelles autonomes pour l’épanouissement du citoyen en général et de l’artiste en particulier. Il fut l’un des pères de l’institution littéraire au Cameroun avec les Editions Semences Africaines, l’Association des Poètes et Écrivains Camerounais et le Cameroun Littéraire, la promotion du Centre Régional pour la Promotion du Livre en Afrique, etc.

Philombe et Mongo Beti ont mené le même type de combat pour la démocratie et pour l’avènement d’une société ouverte. Au-delà de ses récits de la période coloniale, Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba, Mission terminée et Le Roi miraculé, c’est surtout à partir de Main basse sur le Cameroun (1972) qu’il s’affirme comme un combattant des droits et des libertés démocratiques. Après avoir dénoncé le simulacre des procès Ouandié-Ndongmo et mis à nu le complot international contre le Cameroun, il occupe avec la création de la revue Peuples Noirs Peuples africains (http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/) une place de leader dans l’énonciation des discours de dénonciation de l’oppression et de la quête des valeurs démocratiques. Les articles publiés dans cette revue qu’il a fait vivre pendant une dizaine d’années au prix d’un lourd sacrifice financier sont une contribution remarquable à l’émancipation des peuples africains dominés.

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René Philombe

Lorsqu’il s’installe au Cameroun au lendemain de sa retraite, Mongo devient un modèle d’intellectuel public tant il est vrai qu’il décrypte les principaux faits socio-politiques dans divers médias locaux. Certes, ses analyses se terminent souvent par un point de vue personnel mais au préalable, il prend toujours le soin de donner à ses lecteurs des arguments historiques et dialectiques pour l’aider à prendre une position éclairée.

De ce point de vue, Mongo Beti à Yaoundé 1991-2001 (2005), textes réunis et présentés par Philippe Bissek est un exemple magistral, me semble-t-il, de la contribution d’une élite à la construction des institutions et des valeurs démocratiques nationales. Il suffit de relire sa « Lettre à mes sœurs et frères Betis » pour saisir la portée pédagogique de sa démarche : « …Aucun pays ne peut vivre éternellement dans l’impasse, car plus le temps passe, plus s’aiguisent les contradictions et s’exaspèrent les passions. Puis un jour, c’est le dénouement tragique, sous forme de bain de sang, de génocide peut-être. En sommes-nous si loin ? […] Paul Biya se trouve le dos au mur […] Tout indique qu’il va tenter de sortir du piège par une contorsion sanglante, suivie d’une durable confusion où s’effacerait le souvenir de sa faillite. Tout indique que Paul Biya et sa clique de faillis envisagent de déclencher cette guerre tribale, à laquelle bien des signes indiquent qu’on n’est déjà que trop préparé à Etoudi et dans telle chancellerie. Le spectre du Rwanda nous guette »( Génération, 31, 19-25 avril 1995). Ce texte écrit il y a plus de vingt ans se lit comme s’il datait d’hier.

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On pourrait presque en dire pareillement de Fabien Eboussi Boulaga qui vient de nous quitter. Qu’il s’agisse de son ouvrage sur La Démocratie de transit au Cameroun (1997) de ses écrits sur Les Conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à suivre (1993), de Lignes de résistance (1999) ou des écrits sur le génocide rwandais et autres articles dans divers magazines et revues, Eboussi fut un fin analyste des conditions d’émergence d’une démocratie durable au Cameroun et dans les pays africains. Comme Mongo Beti, Eboussi est un pédagogue méticuleux.

Professeur Fabien Eboussi Boulaga

À propos de la démocratie, il écrit justement : « Pour comprendre la démocratie, en quoi elle nous intéresse, comment et pourquoi nous pouvons adhérer à ses idéaux, nous devons nous tourner vers les bases anthropologiques africaines. […] La considération de la démocratie comme quelque chose de bon, de désirable, l’adhésion à ses idéaux semblent se heurter à des résistances ou à des refus. La démocratisation est paradoxalement comme imposée du dehors aux gouvernements africains ». Après ces prolégomènes et l’évocation du modèle américain, Eboussi en arrive à s’interroger sur les conditions d’émergence d’une démocratie africaine intégrée : « Que pourrait ou devrait être une démocratie, dont le mode de vie et les institutions nous soient chers et sacrés comme le cadre de l’épanouissement individuel et d’un destin collectif ? » (« Le modèle américain et la démocratisation en Afrique », Terroirs 2, 1995, 20-28).

Parmi les autres figures de la lutte pour la démocratisation du Cameroun il faudrait nécessairement citer Abel Eyinga qui commence sa carrière par un job en 1961 comme cadre dans le cabinet de Charles Assalé, alors Premier Ministre du Président Ahmadou Ahidjo. Très tôt cependant, il appréhende la nature antidémocratique du régime et se rebelle contre l’autoritarisme naissant en animant le Cercle Culturel Camerounais, une espèce de Think Tank créé pour promouvoir les valeurs démocratiques. Obligé de s’exiler du fait de son insubordination, il fait cependant parler de lui quelques années plus tard lorsqu’il ose se porter candidat à l’élection présidentielle de 1970.

Ahidjo trouve inacceptable son outrecuidance et le fait cond

amner par contumace pour crime de lèse-majesté. Eyinga lui répond quelques années après dans un ouvrage célèbre, Mandat d’arrêt pour cause d’élections : de la démocratie au Cameroun 1970-1978 (1978). Par la suite, il crée en exil l’Organisation Camerounaise de lutte pour la Démocratie (OCLD), parti politique. Mais au lendemain de la chute du mur de Berlin et de l’ouverture démocratique qui s’impose aux pays africains, il s’en retourne au pays et lance La Nationale, nouveau mouvement pour essayer de se faire élire, ne serait-ce que comme maire d’Ebolowa, sa ville d’origine. Malheureusement, pour Biya et le RDPC, son parti administratif, la démocratie n’est qu’un trompe-l’œil. Toujours est-il qu’Eyinga n’abandonnera le combat qu’en rendant le dernier soupir.

On peut aussi inscrire dans le registre des élites luttant pour la démocratie les noms de certains auteurs qui ont publié des ouvrages remarquables dont la portée aurait pu avoir un impact durable sur notre capacité à nous gérer de manière autonome. Ainsi en va-t-il de Joseph Tchundjang Pouemi, auteur de Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique (1981). Les décisions portant sur la monnaie dans les anciennes colonies d’Afrique noire francophone se sont toujours faites à huis clos, souvent en excluant les experts africains les plus avisés. Il s’agit pourtant d’une question essentielle pour notre développement économique et pour notre construction nationale. La voix de Tchundjang Pouemi dans ce domaine fut et demeure tonitruante. Aussi tonitruante que fut aussi celle de Célestin Monga lorsque le 27 décembre 1990, il publie dans Le Messager sa fameuse lettre ouverte à Paul Biya sur « La démocratie truquée ». Le raffut qu’occasionna la lettre de Monga révéla la fragilité et la frilosité du régime. L’embastillement de son auteur confirma en quelque sorte qu’on n’était point en régime démocratique et que les luttes pour l’instauration de cette forme de gouvernement risquaient d’être laborieuses. A preuve, presque trente ans plus tard, les lignes ont à peine bougées et la lettre de Monga (1) toujours d’actualité.

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« Fake democracy »

Au Cameroun, nous avons essayé de nous inspirer du système d’élite à la française. Mais avec les tripatouillages dans lesquels nous excellons, tous nos concours sont viciés et nos grandes écoles sont on ne peut plus fantomatiques. Leur mode de recrutement plutôt flou ne s’embarrasse pas du mérite et la qualité de formation qu’on y dispense laisse très souvent à désirer eu égard à la médiocre qualité des formateurs, aux équipements pédagogiques désuets ou inexistants et au niveau souvent inégal des admis. Une fois de plus, nous avons tropicalisé le modèle emprunté à la France et n’en avons gardé qu’un pâle vernis. L‘élite française sortie de ses grandes écoles constitue en général des pépites qu’on retrouve dans tous les points stratégiques des institutions de la République. Comme dirait l’adage, chacun récolte ce qu’il a semé !

Évidemment certains lecteurs trouveront que seule est mise en exergue ici l’élite indocile qui s’évertue à montrer les limites de ce que nous vend le pouvoir et qui n’est, pour pasticher une expression à la mode, qu’une espèce de « fake democracy ». Dans son énoncé, dans les textes législatifs, on pourrait, si l’on est assez naïf, croire que l’on a affaire au déploiement d’un véritable régime démocratique. Mais à la pratique on se rend compte qu’il y a constamment manipulation et tromperie sur la marchandise. Parfois on peut avoir du mal à s’en rendre compte parce qu’une véritable brigade de diplômés assiège les plateaux des chaînes de télévision et les studios des radios pour diffuser des messages subliminaux en faveur de cette « fake democracy ». On les appelle « intellectuels » organiques du pouvoir. Libres à eux d’être les avocats du régime. Mais en véritables intellectuels, fussent-ils organiques du pouvoir, ils devraient/pourraient recourir à un décryptage plus logique/cohérent et plus convaincant de la gouvernance du pays. Malheureusement on assiste assez souvent à des discours de ventriloques ou de larbins qui affichent étrangement ce que j’avais appelé ailleurs leur « misère intellectuelle ». (cf « Écriture en monocratie ; de la misère intellectuelle au Cameroun », La Malédiction francophone, 2001).

C’est à ce stade que revient sur le tapis l’épineuse question de la responsabilité de l’élite dans les pays en voie de développement. S’agit-il essentiellement de profiter de son savoir pour faire des clins d’œil au pouvoir dans l’espoir d’une cooptation éventuelle à la mangeoire nationale ou pour aspirer à des occasionnelles promotions/prébendes, question de soulager le fardeau du quotidien ? Raison pour laquelle la construction d’une véritable démocratie est constamment remise à demain ou soumise au gré des fronts populaires.

Source: Ambroise Kom (Novembre 2018)
akom@holycross.edu

L’Estafette No 42,
10 décembre 2018, p. 2-3

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