Au-delà « l’affaire Momo » CRTV : le degré zéro du journalisme au Cameroun?

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Le 3 février dernier, alors qu’il est l’invité d’une émission de grande écoute, Actualités Hebdo, Jean de Dieu Momo, une des dernières trouvailles ministérielles du Président Biya, a défrayé la chronique en sur les antennes de la CRTV des propos abjects, tous d’une extrême gravité. Ce serait du moins le cas si on était dans un pays normal. On ne reprendra pas ici les délires et essentialismes les plus monstrueux et les plus détestables tenus au sujet de ses « frères » Bamiléké. Ils montrent bien que, comme toujours et après chaque élection, le « problème Bamiléké » dont il nie ad hoc l’existence surgit (1) .

Après cette avalanche langagière, ce qui a surtout retenu l’attention ce sont ses déclamations analogiques, des menaces à peine voilées, faites par le truchement d’un référencement au génocide du peuple juif qu’il explique en rappelant : « En Allemagne, il y avait un peuple qui était très riche, et qui avait tous les leviers économiques, c’était les Juifs. Ils étaient d’une arrogance telle que les peuples allemands se sentaient un peu frustrés. Puis un jour est venu au pouvoir un certain Hitler, qui a mis ces populations-là dans des chambres à gaz. Il faut que les gens instruits comme M. Kamto puissent savoir où ils amènent leur peuple »

La réaction de l’Ambassade d’Israël qui, comme celle de tout pays sérieux, sait défendre non seulement leurs citoyens, leurs intérêts mais surtout ce qui est juste, ne s’est pas faite attendre. Dans un communiqué, l’ambassadeur utilise le vocabulaire de circonstance pour réprouver les dangereuses grossièretés d’un ministre qui insulte la mémoire de son peuple.

Depuis cette sortie, le ministre Momo, dont on connaissait les nombreuses pitreries sur les plateaux de télévision et sur la toile où on peut réécouter ses chansons et ses propos ubuesques, est devenu une véritable « vedette ». Et pour cause : de nombreux journaux en parlent dans le monde : Jeune Afrique, Times of Israël, Le Monde juif, BBC, Le Figaro, Libération, etc. Voilà comment un avocat débrouillard, rentré en politique il y a quelques années et devenu ministre après un trimestre de gesticulations dans les cours du régime, rentre avec fracas sur la scène médiatique internationale.

Parenté intellectuelle ou politique?

Au Cameroun, cette sortie désinvolte et scandaleuse a suscité exactement deux réactions qu’on pourrait qualifier de notables, alors que même les défenseurs les plus zélés du régime sont restés murés dans un silence inhabituel. Celle, bien sûr, du Pr. Mathias Éric Owona Nguini qui, fidèle à ses postures, s’exprime sur tout, sur toutes les plateformes. Par un post sur Facebook, ce politologue court à la défense du Ministre Momo. Parenté intellectuelle ou politique? Ensuite, René Emmanuel Sadi, le Ministre de la Communication et « porte-parole » du gouvernement qui s’est fendu d’un communiqué dans lequel il n’a même pas l’élégance de désigner son récent collègue par son patronyme. Davantage : il assure que l’avocat-ministre a parlé à titre personnel. Du coup, entre lignes, le lecteur est invité à séparer le ministre du gouvernement auquel il appartient. Cela vaut ce que cela vaut. Le seul problème avec ce ponce pilatisme est que comme président d’un obscur parti politique, le sieur Momo n’avait jamais été invité à la chaine de télévision publique.

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Toutefois, dans ce concert de condamnations, tout le monde « oublie » que le ministre Momo était interviewé par Ibrahim Chérif, un journaliste de la CRTV avec plus d’un quart de siècle d’expérience. Certes, pour l’opinion et de nombreux chercheurs, la CRTV reste la caisse de résonnance, le tam-tam du parti-État, et les médias d’État contribuent activement à l’empoisonnement du climat social (2). Mais comment un journaliste peut-il se révéler strictement incapable de reprendre un ministre délirant sur des questions aussi essentielles que le vivre ensemble et une tragédie comme la shoah? Pourquoi ne pas reprendre le ministre Momo lorsqu’il avance les propos les plus discutables sur les Bamilékés et qui ne peuvent que conduire à l’accentuation d’une suspicion (pour ne pas dire plus) plus marquée contre « ces gens » ? Quelles sont les responsabilités du journaliste lorsqu’il est en face d’un sujet tenant des propos infects?

Depuis le départ de gens comme Dieudonné Tine Pigui (de regrettée mémoire) et Didier Oti (pour se limiter à la rédaction française), la CRTV vaut ce qu’elle vaut avec l’argent des contribuables. C’est-à-dire, pour beaucoup, pas grand-chose. Valentin Zinga ayant choisi l’univers de la communication, Jean-Bruno Tagne visiblement mis sur le banc de touche à Canal 2 International où ses questions déragent, notre faune médiatique locale peine à avoir des intervieweurs cultivés et de talent, capables de poser sans nuance, poliment et fermement des questions sur des sujets sur lesquels ils se sont par ailleurs bien documentés. Sinon, comment comprendre le silence d’Ibrahim Chérif face aux aboiements du ministre Momo? Cette question est d’autant plus terrible dans ses prérogatives qu’il s’agit d’une émission qui a été enregistrée. Le journaliste et la rédaction de la CRTV ont donc eu, on l’imagine, le loisir d’écouter et de réécouter cette émission-tonnerre. Le choix de la diffuser est donc rigoureusement conscient, cette boîte est notoirement connue pour la rigueur de sa censure, sa puissance de dressage et sa capacité d’endoctrinement. Négligence, incompétence ou complot? Toutes ces hypothèses sont troublantes, et peu excusables.

Opinion formatée pour haïr

Ce que Ibrahim Chérif a laissé dire à un ministre qu’il contemplait sur un plateau de télévision est grave, voire dangereux. Au Cameroun qui a accueilli de nombreux Rwandais fuyant le génocide et où la loi ne punit aucunement les appels à la haine, on a écouté Sismondi Barlev Bidjoka, un « journaliste » local, proférer avec fanfaronnade des appels aux meurtres des Bamilékés sur une radio. Sur la même CRTV, François-Marc Modzom, un des troubadours des médias d’État, a signé un éditorial hystérique. Il y met en doute « l’équilibre mental » du Professeur Kamto qu’il accuse, comme Owona Nguini, de se servir de « moyens simplistes » pour « expérimenter ses théories ethno-fascistes », et le jette en pâture à une opinion déjà bien formatée pour haïr un leader politique qui a pourtant toujours bien exprimé son opposition à la violence. Il faut rappeler que suite à la candidature du Pr Kamto à la magistrature suprême, on a vu sur des plateaux de télévision locales quelques universitaires et experts de pacotille appeler pratiquement au génocide, traitant des Camerounais de « rats », « ces gens-là ». Il y a dans cette dérive à la fois une incompréhension fondamentale de la démocratie, mais aussi un rejet de ses principes essentiels : le droit de tout camerounais qui se sent capable et qui en remplit les conditions légales d’aspirer à diriger son pays.

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Malheureusement pour le ministre Momo, contrairement aux Bamilékés dont les « défenseurs » auto-proclamés du Lakaam se sont murés jusqu’à ce jour dans le silence calculé que mérite l’imposture dans laquelle ils tentent d’embarquer les naïfs, les Juifs ne sont pas « sans défense ». L’histoire de ce peuple est trop douloureuse et trop cruelle pour qu’un avocat famélique s’en tire avec de telles monstruosités : l’ambassadeur d’Israël a réagi en se servant des euphémismes diplomatiques qui ne trompent pas, et la presse s’en est emparée dans le monde. S’il est loisible de condamner (et même de mépriser) un ministre enthousiaste et certainement en mission commandée pour détruire les siens, on ne peut ne pas remarquer que ses délires et ses dénis ont prospéré parce qu’il avait en face un journaliste incompétent, inconscient, insouciant ou-et complice. En laissant Jean de Dieu Momo déblatérer sur les ondes, Ibrahim Chérif et la CRTV, ou le gouvernement camerounais, menaceraient-il de faire subir aux Bamilékés un sort similaire à celui des juifs? En effet la construction argumentaire du ministre est claire. Il établit un lien de cause à effet entre l’arrogance d’un peuple (juif dans l’Allemagne nazie et Bamiléké dans le Cameroun d’aujourd’hui) et les conséquences qui leur sont arrivées (holocauste pour les juifs, et donc pour les Bamilékés ?), surtout que pour le ministre l’Histoire a tendance à se répéter.

La structure de la preuve

Les rudiments du journalisme enseignent que dans ce métier, les faits sont sacrés. Les intervieweurs sérieux savent dans leur démarche, deux esprits s’affrontent, et l’une des responsabilités élémentaires du journaliste est de faire séparer les faits des sentiments et des opinions, de bouleverser respectueusement les certitudes.

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Or, au lieu de recadrer un ministre délirant, on a vu Ibrahim Chérif pratiquement l’aiguillonner Me Momo alors que ce même journaliste est d’une relative pugnacité dans des entretiens antérieurs. À aucun moment, il ne met Me Momo au défi de fournir les éléments soutenant ses affirmations. Ainsi, loin d’être un débat d’idées portant sur les faits, une émission télévisée devient un débat sur une communauté « menaçante » qu’il convient de mettre en garde contre un possible génocide. Où est le sérieux?

Le débat politique est difficile, réel et délicat. Où les coups sont nombreux, où on peut instrumentaliser. Cependant, les acteurs oublient que le pouvoir est dynamique, et qu’il existe des limites dangereuses. Instrumentaliser la haine de l’autre, salir la mémoire, c’est exposer le Cameroun. Ceux qui ont commencé les haines tribales et les guerres n’ont jamais pu les arrêter. Qu’avons-nous appris du Kenya et du Rwanda? Tout cela naît aussi de la fausse croyance chez nous que c’est le pouvoir ou la mort. Dans plusieurs pays d’Afrique il y a eu des changements de dirigeants politiques. Il s’agit régulièrement d’un débat d’élites formées dans les mêmes écoles avec des ambitions et des méthodes plus ou moins similaires. Le pire c’est quand on embarque le petit peuple en faisant appel aux émotions et à ses plus bas sentiments ou tout simplement aux peurs les plus enfouies. Le jeu politique n’est préservé que s’il reste quelque chose à gérer après la joute électorale.

Il est probablement juste, loisible, voire facile de mépriser et rejeter sans équivoque un ministre qui s’est mouillé pour mériter son strapontin. Mais on ne peut ignorer qu’il avait en face un journaliste sans envergure, criminellement incompétent ou en mission commandée. Au-delà des agitations politiques, les délires sur le vivre ensemble interpellent aussi avec gravité les pratiques du journalisme au Cameroun. Un collègue politologue m’indiquait avoir dans ses tiroirs un travail intitulé les médias contre la démocratie. La CRTV et le pouvoir en place y travaillent avec détermination : tuer la démocratie et les citoyens par les médias ou des journalistes vandales, tricheurs, bricoleurs et insouciants. Au final, le vrai problème ce n’est peut-être pas Ibrahim Chérif, François Marc Modzom, Sismondi Barlev Bidjocka et autres « experts » qu’ils convient au quotidien pour empoisonner les ondes et les esprits. C’est le système dont ils sont les symboles ou les syndromes. Et qui les nourrit. Dans Une vie de boy, le père de Toundi avertissait son fils mendiant: « Ta gourmandise nous perdra » (p. 16)

Alexie Tcheuyap
Professeur titulaire et directeur
Études françaises, University of Toronto, Canada

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