Jean MARC ELA : le Maître absent
Le 26 décembre 2008, il ya exactement dix ans, à la Culumbian Royal Hospital de Vancouver au Canada, Jean-Marc ELA quittait ce monde. Ainsi, s’éteignait à 72 ans, la voix de celui qui, très vite et durant de très longues décennies, s’imposa comme le sociologue le plus lucide et le plus fécond de sa génération.
Unanimement salué par ses amis, disciples ou collègues à l’époque, comme : un « infatigable veilleur » (Mbembe) ; un « baobab de la sociologie africaine » (Nga Ndongo) ; une « conscience aiguë des luttes auxquelles le continent africain est en permanence confronté » (Motaze Akam), il a laissé derrière lui une pensée théologique et sociologique particulièrement dense.
Une dette intellectuelle et esthétique
Sa notoriété m’était parvenue précocement, alors que j’étais un jeune lycéen. Lorsqu’en 1995, je sollicitais mon inscription au Département de Sociologie et Anthropologie de l’Université de Yaoundé I, il prenait la route de l’exil à l’âge de 60 ans. Les circonstances de ce départ, si je m’en tiens à ce qui me fut rapporté, susciterait l’indignation de chacun. Ce qu’on sait toutefois à travers ses propres confessions, dont une grande part fut recueillie par Yao Assogba dans le cadre d’un livre entretien paru sous le titre : « Jean-Marc Ela : le sociologue et le théologien africain en boubou », c’est qu’il partit pour préserver sa vie.
Marqué par la pensée de Frantz Fanon et héritier d’une tradition théologique d’inspiration prophétique, son expérience pastorale parmi les paysans Kirdi de l’Extrême- Nord Cameroun aggrava son inquiétude devant un phénomène advenu en Afrique depuis le départ des colons : le « meurtre du frère par le frère » sous ses multiples formes. Ce drame du fratricide qui en partie inspirera un de ses textes théologique : Le cri de l’homme africain, l’a amené à n’avoir aucune forme d’indulgence à l’égard des pouvoirs africains qui tuent.
L’assassinat d’Engelberg Mveng, éminent jésuite, théologien et historien de grande renommée en 1994, fut pour lui la confirmation tragique et ultime de ce qu’il n’y avait plus aucune limite à la profanation de ce que représentait le mystère de la vie dans le Cameroun de son époque. Il y avait suivant sa propre explication, une théologie dans son départ : il se voyait comme encerclé par la figure d’Hérode, et il y avait l’option de la famille du petit Jésus encouragé de s’exiler en Égypte. Il suivit les traces de son Maitre : Jésus Christ. Je ne sais jusqu’où cela est vrai, mais, il est probable qu’il ait été profondément bouleversé par le fait que ce soit précisément sous la gouvernance d’un « baptisé », formé au catéchisme et à la doctrine chrétiennes, que l’on se soit retrouvé témoin de ce qu’il percevait à l’époque, comme étant l’aggravation d’une « politique du fratricide ».
Nos chemins ne se sont donc jamais croisés véritablement. Pour de nombreux étudiants de notre génération confrontés en quelque sorte à une forme de ségrégation économique, dans l’accès à l’Université, telle amputation représenta une frustration académique supplémentaire. Il fut difficile à beaucoup de s’expliquer l’exil de ce professeur compétent au milieu des tourments d’un système universitaire pourtant en crise de crédit. Plus tard, l’on réalisa que ses choix épistémologiques et ses homélies causaient beaucoup de torts à des hommes puissants. L’on s’efforça toutefois de suivre les « traces » multiples qu’il laissa derrière lui, à travers ses écrits théologiques et sociologiques, écrits à travers lesquels l’on apprit à s’imprégner de sa « foi d’africain » et de sa foi en l’Afrique.
Dans sa façon d’écrire, l’on percevait toujours le souci permanent de démasquer et de dénoncer toutes les forces de la mort qui ne cessent de contester aux individus le droit à une vie humaine digne. Partant du postulat sien selon lequel ni Dieu, ni les Evangiles, ni la sociologie ne sont neutres, il n’hésitait pas alors à prendre position pour les plus faibles, de partout. Le faisant, sa critique de l’ordre social, ne pouvait qu’être portée par une éthique politique. Nombreux d’entre nous, en dépit de l’exil qui le conduisit vers des terres éloignées, s’efforcèrent toujours de capter les bribes de son monologue. C’est ainsi que depuis lors, il représente pour moi, ce réservoir d’inspiration et ce « Maitre absent », dont je me suis promis d’amplifier chaque fois que possible la voix.
Une sociologie « d’opposition »
Venu à la sociologie et aux sciences sociales par le détour de la théologie, Jean-Marc Ela a su articulé des problématiques transversales et enchevêtrées à travers lesquels, l’on pouvait percevoir cette sorte de « passion » pour le « monde d’en bas » : les paysans, les jeunes, les femmes, les bricoleurs, les sans importance, bref les pauvres, les persécutés et les marginalisés.
C’est ainsi qu’une lecture exégétique de sa pensée sociologique va faire apparaitre la transgression, la subversion et la marginalité comme la condition inévitable qui fonde l’identité critique de la sociologie et des sciences sociales en général, dans un contexte contemporain où les épistémologies dominantes, les théories et méthodologies instituées semblent faire écho aux idéologies du jour et aux forces sociales, culturelles, politiques et économiques qui les portent.
Une lecture intégrée et transversale de son imposante œuvre sociologique donne des indicateurs explicites à l’appui de cette hypothèse. La critique sans concession de l’ordre colonial, de la dynamique d’hostilité qui le traverse et le porte, de ses traces, blessures et cicatrices ainsi que de ses implications dans la « constitution imaginaire des sociétés » africaines, est inséparable d’une réflexion tout autant radicale sur les travers et les atavismes indigènes qui limitent l’aménagement des politiques d’hospitalités dans des sociétés où l’éthique du fratricide qui se construit sur le principe du « meurtre du frère par le frère », est devenue l’ethos politique dominant.
Soumis enfin à une lecture patiente, la plupart de ses écrits se construisent toujours sur l’arrière-fond d’un souvenir douloureux : celui des traumatismes historiques vécus par l’Afrique et le monde Noir en général et des répercussions que ces traumatismes ont sur le cours de notre époque; puis s’exprime avec force et parfois colère, tout le refus de voir encore se répéter les brimades passées; enfin, le souci de témoigner dans la nuit actuelle de l’Afrique, des signes qui indiquent que tout est à-venir dans le continent, au-delà des récits de l’apocalypse répercutés par des observateurs distraits, qui ne voient de l’Afrique que sa part nocturne.
A l’ombre d’un Dieu qui libère et d’une théologie sous l’arbre
On a peut être tendance à l’oublier parfois, c’était avant tout un prêtre. Il n’était ni jésuite, ni dominicain, encore moins franciscain, comme certains ont pu le penser à tort. Mais, Il se considérait profondément comme un missionnaire, c’est-dire, un « envoyé », qui devait aller prêcher l’Evangile, surtout auprès de ceux qui ne l’avaient pas encore reçu. La région du Sud-Cameroun où il officiait, lui semblait saturée en la matière. Il décida d’aller sur les traces de celui qu’il appelait « le missionnaire africain aux pieds nus » qui n’était autre que Baba Simon, dans les montagnes de tokombéré, au milieu des paysans qui manquaient de tout.
Jean-Marc Ela appartenait probablement à cette race d’hommes qui s’efforçait de vivre telle qu’il pensait. Il ouvre d’ailleurs son volumineux « testament théologique » paru en 2003 sous le titre : « Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère », en confessant comment la colère d’une femme kirdi à l’égard de la catéchèse sur un Dieu lointain, un soir, influença toute sa théologie en l’obligeant à se poser la question suivante : « Que signifie Dieu pour les gens qui sont dans les situations de pauvreté, de sécheresse et de famine, d’injustice et d’oppression ? ». Cette question qui traverse toute la théologie d’Ela a fortement influencé aussi son travail de sociologue.
La sociologie et la théologie relèvent de deux ordres de discours profondément parallèles. Pourtant, mon intérêt pour le penseur qu’a été Ela, ainsi qu’une part de son obsession sur l’objet « Afrique » m’a conduit à m’informer un peu mieux sur certaines problématiques théologiques stimulantes et inspirantes. Il a même attiré mon attention sur certaines passerelles possibles, dussé-je faire trembler de scandale, les gardiens de l’orthodoxie disciplinaire et académique.
Mon impression personnelle est que la réception de son œuvre théologique a été plus dense et plus fructueuse, si l’on s’en tient aux multiples traductions en Allemand, en Italien ou en Néerlandais de la plupart de ses livres de théologie. Toutefois, il demeure qu’il ya un va et vient que l’on ne peut artificiellement rompre entre sa théologie et sa sociologie. Partout, c’est quasiment la même problématique : l’homme africain ou l’hom me noir et sa condition ; c’est la même éthique : la défense des pauvres, des faibles, des opprimés, la réhabilitation du monde « d’en-bas » ; c’est la même esthétique : une écriture métaphorique, insurrectionnelle et prophétique ; c’est la même mystique : cet optimisme quasi religieux dans l’avenir de l’Afrique, l’idée selon laquelle, tout est A-venir dans le continent au-delà du temps nocturne du moment. De nombreux théologiens dans le monde commentent, enseignent, critiquent et prolongent ses intuitions courageuses.
Un héritage à creuser
Il avait eu l’intuition visionnaire que c’est en fouillant dans les poubelles d’une société qu’on découvrait le vrai visage de cette société. C’est en fouillant les ordures qu’on découvre les vérités dissimulées par le conformisme social, d’où son attrait vers les choses banales, sans importance. Il était guidé par des petits riens, des fragments insignifiants de la vie quotidienne, « boudés par la recherche technocratique » selon son mot.
Mais, bien plus, une bonne part de sa pratique et de son éthique scientifiques peut se résumer dans ce qu’il appelait « l’épistémologie de la transgression ». Selon lui, la pratique sociologique contemporaine surtout lorsqu’elle se fait en prenant les sociétés africaines comme objet, doit nécessairement intégrer le principe de cette transgression, si elle ne veut pas se contenter de réhabiliter des lectures désavouées par l’histoire, de plagier des superstitions populaires, de colporter les rumeurs des élites dominantes ou de célébrer les idoles du jour (mondialisation, marché, gouvernance, développement durable, etc.).
En posant les jalons d’un tel postulat, Jean-Marc Éla semble davantage lui accorder la valeur d’un principe de précaution. Le principe de précaution lui-même ne constitue ici qu’un outil de vigilance intellectuelle. Il s’agit de faire face de manière positive à une tentation courante consistant à mutiler la vérité et qui, dans l’histoire immédiate des idées, notamment en sciences sociales, s’est incarnée sous trois visages.
Il ya en premier lieu, le stock de préjugés forgé et légué par un certain africanisme ethnocentrique (stock qui alimente encore en grande partie le discours sur les sociétés africaines). Ensuite, il ya ce que Éla nomme le mimétisme théorique et conceptuel auquel semble se complaire les chercheurs africains dans leur grande majorité, accordant ainsi leur hospitalité à des théories et concepts venus d’ailleurs, sans se poser des questions ni sur leur lieu et contexte de naissance, ni sur les conditions de leur rapatriement, encore moins sur la manière dont ils peuvent faire l’objet d’une certaine discrimination positive.
Enfin, il ya ce qu’il considère comme les ruses d’une raison marchande qui prétend exercer son monopole absolu non seulement sur l’agenda, les priorités et la finalité de la recherche, mais aussi sur le statut même de la vérité.
Le bilan des deux dernières décennies de pratiques de « développement » incline peut être à conclure qu’il ne fut pas suffisamment écouté. Mais reconnaissons qu’il ya tout de même eu des avancées importantes dans les perceptions notamment institutionnelles que l’on avait de la question, si l’on prend pour point de départ les trois premières décennies au cours desquelles la méditation de Jean-Marc Ela prend principalement appui : la décennie qui s’étale de 1970 jusqu’à la fin des années 1990. Il faut avoir à l’esprit certains de ses travaux pionniers en la matière, notamment dans le domaine de la sociologie rurale ; je pense à « l’Afrique des villages » et à « quand l’Etat pénètre en brousse. Les ripostes paysannes à la crise », publiés entre 1980 et 1990.
Il contestait avec une vigueur particulière toutes les formes subtiles d’ethnocentrismes que pouvaient véhiculer l’idéologie marchande, sous couvert d’un discours sur le développement. Il était soucieux de réhabiliter chaque fois le point de vue des acteurs. Cette perspective ethno méthodologique, privilégiant la rationalité des acteurs, lui permit d’ouvrir des voies, face à certaines impasses, auxquelles les perspectives injectives et l’hypothèse structuraliste et évolutionniste avaient enfermé les problématiques du développement dans nos sociétés.
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(D) énoncer la tragédie du fratricide
En prolongeant les funérailles de cet martyr de l’intelligence africaine, l’on ne peut manquer de rappeler au souvenir de chacun que dix ans après sa disparition, la critique du fratricide reste tout sauf une thématique périmée dans son pays d’origine. La condition de l’homme en Afrique pour lui, est certes en partie déterminée par des expériences de « paupérisation anthropologique » selon le mot de Mveng.
Mais, ce qui le préoccupait probablement plus encore, ce sont les situations de misères, d’injustices et d’oppressions que le « frère impose au frère ». Il fut en permanence hanté par une parabole biblique. La figure de l’homme africain lui apparaissait comme cet homme tombé entre les mains de brigands qui, après l’avoir agressé et défiguré, le spolièrent et l’abandonnèrent au bord de la route. Il avait l’impression que devant un tel homme, ni Dieu, ni les Evangiles encore moins la sociologie, ne peuvent rester insensible et surtout silencieux.
Pour les gens de cette trempe, qui ont assumé de façon complète la vocation de leur « ministère » : celui de la parole ou de l’écriture, leurs traces actualisent toujours leur présence dans nos sociétés, tant que leurs écritures ne se sont pas accomplies.
Armand LEKA ESSOMBA
(Publié il y a deux ans)
Sociologue
Laboratoire Camerounais d’études et de recherches
sur les sociétés contemporaines (CERESC)
Université de Yaoundé I