ACHILE MBEMBE : ” Il faut que M. Biya s’en aille “
Depuis 1982, nous sommes entrés dans une période d’ensauvagement pur et simple. Le Cameroun ne vit et ne jure que plus par le phallus. Si Biya est encore vivant en 2011, il ne voudra pas partir. Or, pour que ce pays puisse s’engager dans un processus de reconstruction et de renaissance, il faut que Monsieur Paul Biya s’en aille”
Depuis Bordeaux, nous l’avons sollicité pour commenter l’actualité politique de l’heure, toujours marquée par la présidentielle du 11 octobre et ses évolutions. Un entretien électronique dans lequel, au-delà de l’appréciation de ce qui s’est passé ce lundi, il propose des préalables à la reconstruction du Cameroun. C’est sans doute un document à lire et à archiver.
On ne présente plus Achille Mbembe : Les Camerounais d’ici et d’ailleurs, ainsi que de nombreuses personnalités et institutions à travers le monde le connaissent, grâce à ses productions scientifiques ou ses prestations intellectuelles. La presse nationale et les lecteurs du Messager en particulier ont été habitués à ses écrits à une certaine période. Aujourd’hui installée en Afrique du Sud où il enseigne l’Histoire et les Sciences politiques à l’université du Witwatersrand à Johannesburg, cet intellectuel iconoclaste suit et observe la situation de son pays, même s’il se sent dégouté et révolté par les pratiques malsaines qui fondent la politique de Biya. Depuis Bordeaux, nous l’avons sollicité pour commenter l’actualité politique de l’heure, toujours marquée par la présidentielle du 11 octobre et ses Évolutions. Un entretien Électronique dans lequel, au-delà de l’appréciation de ce qui s’est passée lundi-là, il propose des préalables à la reconstruction du Cameroun. C’est sans doute un document à lire et à archiver.
Vous avez sans doute appris, comme nous, que Paul Biya (Rdpc) a Eté réélu avec 70,92 % de voix contre 17,40 % pour Fru Ndi (Sdf), 4,47 % pour Ndam Njoya (Udc, Coalition de l’opposition) et 3,73 % pour Garga Haman (Add). Que vous inspirent ces résultats de la Cour suprême ?
Dans les sociétés modernes, il n’est pas normal qu’un seul homme règne pendant vingt-neuf ans ! Le Cameroun, de ce point de vue, est donc une société archaïque. Et c’est ce qui explique que dans le monde d’aujourd’hui, personne ne prend vraiment sa classe politique au sérieux.
Quel est, selon vous, l’expression ou le mot qui résume le mieux ce qui s’est passé lors du scrutin présidentiel À un tour du 11 octobre ?
Un cirque typiquement de nègre Un théâtre grossier “ témoignage, s’il en Était, de l’Étendue et de la profondeur de la corruption morale dont sont atteintes les Élites gouvernantes de ce malheureux pays où il ne manque pourtant ni talents, ni intelligence, ni même, ici et là , un brin de sagesse.
Dans une interview à Radio France Internationale le 20 octobre, le Cardinal Tumi a parlé de cette mascarade électorale. La remarque du Cardinal Tumi porte sur la forme. Le fond est bien plus ténébreux et plus inquiétant. Il s’agit de l’ esprit de décadence et de la vénalité qui règne dans ce pays depuis novembre 1982 de décadence et vénalité que les Élites au pouvoir ont transformé en règle et en style de vie.
Que répondez-vous alors au ministre de la Communication -Fame Ndongo- qui estime que ces jugements n’existent que dans l’esprit de ceux qui rêvent d’un Cameroun se situant aux antipodes de la paix, de l’unité, de la démocratie et du progrès Économique et social ?
Monsieur le ministre fait, comme d’habitude, preuve de cynisme. Il s’exprime comme à l’époque du parti unique à dans cette inimitable langue de bois à laquelle on reconnait les faiseurs de pluie.
Au-delà de la fraude massive constatée le jour du scrutin, certains observateurs pensent que l’opposition ou ce qui en tient lieu a joué le jeu du pouvoir en allant à une Élection dont l’issue Était connue d’avance. Partagez-vous cette remarque récurrente ?
La question est plus complexe que cela, et je me suis déjà exprimé à ce sujet. À plusieurs Égards, la situation camerounaise est la suivante. Il n’existe pas de société civile proprement dite. Les partis politiques de l’opposition sont faiblement structurés. Leur fragmentation ne fait qu’accentuer les divisions en leur sein et l’aisance avec laquelle le pouvoir parvient à les coopter. Les plus sérieux manquent de ressources, d’intelligence et, sans doute aussi, parfois, d’honnêteté. Il leur faut un capital intellectuel dont ils ne disposent pas pour le moment. Mais ils n’ont pas la tâche aisée “ comme c’est, au demeurant, le cas des partis d’opposition dans d’autres pays d’Afrique. Ceci dit“ et au-delà des querelles de leadership “ il faut que l’opposition définisse une véritable stratégie de la lutte sociale adaptée aux conditions actuelles du Cameroun. Je parle bien de la lutte et pas d’autre chose “ de la lutte dans un pays où les gens ont culturellement peur du risque et de la mort ; dans un pays où l’on préfère mal vivre dans le présent plutôt que de se lever ensemble et, ensemble, de s’organiser pour transformer radicalement les conditions d’existence de tous un pays où il est difficile pour beaucoup, et notamment les jeunes, d’imaginer ce que demain pourrait être. C’est donc ce blocage de l’imaginaire qui, de mon point de vue, est le problème. La tâche actuelle de l’opposition, c’est de rouvrir l’imaginaire. Voilà le préalable À la prise en main de leur destin par les gens eux-mêmes. Le reste est un problème d’infrastructure, d’organisation et de ressources. Pour le reste, que dire d’autre sinon que, dans toutes les sociétés qui ont, à un moment ou à un autre accédé une démocratie réelle, les Élections ont toujours été la source de luttes sociales qui se sont Etalées sur un temps relativement long. Le droit de voter librement et de voir sa voix prise en compte à ce droit se conquiert. Il ne s’octroie pas. On l’a vu dans les vieux pays d’Europe. On l’a vu aux Etats-Unis à l’époque du mouvement des droits civiques. On l’a Également vu ici, en Afrique du Sud, oÀ¹ je passe une grande partie de mon temps. Les Camerounais devront, s’ils veulent accéder à une citoyenneté pleine et entière, lutter pour acquérir le droit À des Élections sans fraude, le droit d’Élire librement ceux qui les gouvernent. Pour le moment, il ne me semble pas qu’ils soient prêts à consentir les sacrifices requis à cet Égard. Englués dans un présent sans fin, ils sont désormais incapables de penser le passé et d’imaginer le futur. À la proposition de liberté, ils semblent préférer vivre une vie végétative : une infra-vie. C’est cette crise dans la conscience qu’ils ont du temps et de soi-même qui me fait douter de leurs capacités actuelles à être les sujets et maitres de leur existence. C’est aussi, peut-être, la raison pour laquelle ils produisent (et méritent) la sorte de dirigeants (au pouvoir et dans l’opposition) dont vous parlez. Il y a quand même une sorte de paradoxe dans la démarche de l’opposition. En 1997, elle a boycott la présidentielle sous prétexte que les lois Étaient mauvaises. En 2004, elle accepte d’y aller comme en 1992, alors que rien n’a changé. La vraie question que suscitent les Evénements qui se succèdent au Cameroun depuis bientôt quinze ans, c’est celle de savoir s’il est encore possible d’opérer le changement dans ce pays par la voie Électorale et par des moyens pacifiques. Personnellement, je crois qu’il faudrait créer un rapport de force à un rapport politique, social, culturel, diplomatique à tel point que le régime au pouvoir au Cameroun soit contraint de choisir entre la guerre et la paix. Ceci est un travail de longue haleine. Il exige intelligence, éducation, organisation, ressources matérielles, intellectuelles et diplomatiques. C’est à ce travail que l’on doit s’atteler dès maintenant. Pour qu’intervienne un changement à la tête de l’Etat par la voie électorale à et ceci s’est vérifié dans d’autres pays africains à un certain nombre de conditions doivent à être remplies, qui ne le sont pas encore au Cameroun. D’abord, il faut comme cela a été le cas au Sénégal et au Kenya qu’éclatent, au sein du parti au pouvoir, des clivages tels que des fractions de ce parti se constituent en réseaux d’opposition dotés de capacités autonomes de mobilisation. Ensuite, un processus de coalescence des forces de l’opposition traditionnelle et des nouvelles formations dissidentes doit s’effectuer autour d’un leader charismatique et d’un programme minimum. Enfin, dans les situations ou le poids des syndicats et autres associations (y compris traditionnelles) le permet, ces institutions peuvent prendre le relais des partis d’opposition, voire se transformer elles-mêmes en leviers culturels du changement. Mais afin de réussir, la mobilisation en vue de l’alternance doit prendre au moins deux formes, l’une externe et l’autre interne. D’une part, comme au Zimbabwe, la contestation de la légitimité du régime au pouvoir doit s’Étendre au-delà des frontières nationales. En plus de la dénonciation classique des atteintes aux droits de l’homme dans les enceintes internationales, cette contestation doit viser à en obtenir sinon la mise au ban, du moins le discrédit.
Les forces alliées de l’opposition doivent convaincre la communauté internationale et les organisations non-gouvernementales des risques de déstabilisation que le maintien d’un régime autocratique et corrompu au pouvoir par tous les moyens fait courir à l’ensemble de la région. Elles doivent faire admettre à la communauté internationale la nécessitée réformes constitutionnelles, la mise en place d’une autorité Electorale totalement indépendante, la refonte des listes, une véritable indépendance des médias, la neutralité de l’armée et de la police et ainsi de suite. En d’autres termes, il s’agit d’accroitre considérablement le prix qu’aurait à payer le régime au pouvoir s’il lui venait la tentation de conserver le pouvoir par la violence. Ce prix passe, par exemple, par l’imposition de sanctions sélectives contre les principaux cerveaux et affidés du régime (fermeture de leurs comptes dans les banques Etrangères, interdiction de voyager à l’étranger, mise en quarantaine et ainsi de suite).La guerre, dans ce cadre, devient alors un recours en dernière instance. Garga Haman met en cause l’égoïsme des leaders de l’opposition et l’incohérence des actions de celle-ci. Peut-être le leader de l’Add pense-t-il, entre autres, à ce qui s’est passé au sein de la Coalition lorsqu’il a fallu choisir un candidat unique contre celui du Rdpc.
Voyez-vous les choses de cette manière ?
Il se pourrait que la fibre morale des uns et des autres soit à l’origine de l’incapacité de l’opposition à unir ses forces. Mais je le répète, les questions sont d’ordre structurel. Il faut et je le répète, créer sur le terrain un rapport de force qui oblige ce gouvernement à négocier avec toutes les composantes de la société. La construction de ce rapport de force est une question à la fois politique, morale, intellectuelle, culturelle, financière et diplomatique. Mais, on l’a vu ailleurs, cela pourrait très facilement devenir une question purement militaire. Car, si toutes les voies en vue d’un changement pacifique sont bloquées, alors la tentation de recourir à la force des armes devient presque irrésistible.
Or, de très nombreux indices dans la sous-région (du Congo au Tchad/Darfour jusqu’au Golfe de Guinée) autorisent de penser que les infrastructures en vue d’un tel scénario ne seraient pas difficiles à mettre en place. Le régime au pouvoir ne contrôle, de main ferme, pratiquement aucune de ses multiples frontières. Mais on l’a Également vu ailleurs au Libéria, en Sierra Leone, au Congo-Kinshasa ou en Côte d’Ivoire, une guérilla sans politique et uniquement organisée autour des ambitions personnelles d’un seigneur de la guerre, cela conduit tout droit à d’inutiles sacrifices humains et À des pratiques cannibales.
Comment avez-vous accueilli la décision de Fru Ndi de se jeter dans la bataille après avoir été battu par Ndam Njoya lors du choix du candidat de la Coalition ?
Je ne me suis guère intéressé ces intrigues.
En l’État actuel des choses, comment envisager l’après-Biya étant donné que ce dernier, en principe, ne devrait pas se représenter en 2011 ?
S’il est encore vivant en 2011 ce qui m’étonnerait, il ne voudra sans doute pas partir. Or, pour que ce pays puisse s’engager dans un processus de reconstruction et de renaissance, il faut que Monsieur Paul Biya s’en aille, ou qu’il soit mis en demeure de s’en aller , et ceci bien avant 2011 ! Une folle rumeur a couru sur sa mort en juin dernier. Dire aujourd’hui qu’il y a un fantôme au pouvoir à Yaoundé serait-il une simple image au moment où le quotidien français Le Monde (27 octobre 2004) rappelle que Biya opère une gestion téléguidée du Cameroun ?
La possibilité de renversement du pouvoir par la voie Électorale n’existant pas, nombreux sont ceux qui, en désespoir de cause, en viennent à souhaiter la mort de l’autocrate, sa disparition ou sa fuite, bref son Éviction du pouvoir, que ce soit par une certaine forme de violence naturelle (maladie, empoisonnement) ou à la suite d’un assassinat. Personnellement, je ne crois pas en l’existence d’un pouvoir de type fantômal. Je ne pense pas non plus qu’il faille activement souhaiter la mort de qui que ce soit. La dette que nous avons, c’est une dette envers la vie de tous.
Ce qu’il faut créer, c’est un rapport de force tel qu’un changement pacifique permette de résoudre l’impasse dans laquelle nous sommes acculés, et que la fuite en avant Électoraliste ne fait qu’aggraver.
Quel est selon vous le profil du Chef de l’Etat de demain ?
Les gens de ma génération n’ont connu que deux chefs d’Etat : Monsieur Ahmadou Ahidjo et Monsieur Paul Biya. Il ne s’agit pas d’avoir la mémoire courte, mais il est incontestable que le Cameroun avait enregistré de réels progrès sous la période Ahidjo. Ce dernier à cela est vrai – fut un dictateur brutal et sans pitié qui, fidèle à une conception féodale du pouvoir, régna par l’épée et l’intimidation plutôt que par la raison. Mais il avait su instiller dans le cœur des Camerounais une certaine idée de la dignité et du respect de soi, et un certain sens de la vertu et de la fierté nationale. En dépit des conditions difficiles de l’Époque, nous avions tout de même le sentiment que l’horizon de l’humain, l’espérance d’une vie humaine n’Était pas un mirage. Depuis 1982, nous sommes entrés dans une période d’ensauvagement pur et simple. Le Cameroun est tombé pieds et poings liés entre les mains d’une classe de lettrés, de militaires et de fonctionnaires qui ne vit et ne jure que par le phallus. C’est une classe dont la plupart des membres appartiennent À d’innombrables sectes Esotériques et sociétés secrètes. Elle pratique, sur une très large Échelle, la géomancie, la magie et le culte des démons. Poussant jusqu’au bout cet Éthos du paganisme, elle se livre à diverses formes de sacrifices humains †et autres pratiques d’empoisonnement. Il s’agit Également d’une classe entièrement livrée à l’hédonisme et agitée par deux sortes de pulsions : d’une part le désir pervers d’une jouissance sans limites ; et d’autre part un désir de prédation tout aussi illimité, que manifeste bien la folle acquisition, puis destruction, des biens et des richesses. Il me semble que ces deux pulsions sont au cœur de la montée vers la décadence dont j’ai parlé tout à l’heure, et de la descente dans la pourriture morale qui en est le corollaire. Cette classe de lettrés, de militaires et de fonctionnaires règne sur une société clochardisée et apeuré, rÉduite par la force des circonstances aux impératifs du ventre et prête à se vendre à un vil prix. Classe dirigeante et piétaille entretiennent des rapports d’Échanges faits de brutalité de corruption mutuelle qu’une civilité purement cérémonielle constamment masque et ratifie. C’est de ce trou à la fois culturel et politique qu’il faut sortir si nous ne voulons pas nous retrouver dans une situation telle qu’au soir de nos vies, nous soyons envahis par le sentiment que notre existence aura été inutile, et, de bout en bout, dépouillée d’une signification humaine. Or donc, cette sortie de l’animalité et cette montée vers l’humain ne dépend pas d’un seul homme, mais de la capacité de chacun de résister à la corruption des esprits ; de placer au centre de notre existence collective le désir de liberté sans lequel nos vies individuelles n’auront été qu’autant de vies brutes.
En attendant, certains observateurs estiment qu’il faudrait vivre le présent. Ils pensent par exemple qu’après la prestation de serment le 3 novembre, la formation d’un nouveau gouvernement sera de plus en plus à l’ordre du jour. Et que le pouvoir cherchera sans doute à s’ouvrir aux partis ayant obtenu un certain score.
Qu’en pensez-vous ?
Vivre au présent, voilà justement le danger – le présentisme. Il faut cesser de vivre au présent. Il faut rouvrir notre capacitée penser le passé d’imaginer un horizon au-delà de l’instant, de l’immédiat. C’est la seule manière de sortir de l’ensauvagement. Il faut restaurer à notre conscience du temps toute cette richesse et cette complexité qui distinguent le temps humain du temps animal. C’est ainsi que nous deviendrons les maitres de notre vie et, de ce fait, apporterons quelque chose à l’Afrique et au monde. Dans un récent Éditorial dans le quotidien Mutations, Maurice Kamto estime que le raidissement de la contestation fera toujours le lit de la régression nationale. Il souligne que l’heure est à la construction de l’avenir et qu’au aucune main tendue ne doit être refusée d’où qu’elle vienne. Le Professeur Kamto est pressé. Pour des raisons qui m’échappent, il refuse de sortir du présentisme, dans le geste même par lequel il invoque l’avenir. Peut-Etre faudrait-il qu’il dise exactement de quel avenir il s’agit, quel en est le contenu – ce d’autant plus que le principe sur lequel repose le pouvoir au Cameroun, c’est précisément l’abolition du futur.
Et si Paul Biya faisait appel à Achille Mbembe ?
Pas mal d’autres intellectuels occupent des postes ministériels et de hautes responsabilités dans les institutions de la République, y compris dans les universités et à la Présidence…J’existe déjà. Je n’ai pas besoin d’un poste ministériel pour exister. Et grâce à la trace que je dessine, j’existerai longtemps après que beaucoup d’autres aient été oubliés.
Est-ce parce que le régime serait un cimetière pour les intellectuels camerounais comme le pensent certains ? Quel est le rôle que ceux-ci doivent jouer dans un contexte de pluralisme politique ?
Ils sont libres de leurs choix. Nombreux, parmi eux, sont ceux qui veulent vivre aujourd’hui, dans l’instant.
Que peut-on dire de plus ? Pour terminer, parlons des Camerounais de l’Étranger. En tant que citoyen de la diaspora, vous sentez-vous frustré n’avoir pas voté le11 octobre dernier ?
Je dois vous dire que je n’ai jamais voté ma vie ! Voter lorsque l’on est Camerounais, hier et aujourd’hui, n’a pas grande signification, du moins pas encore.
Qu’est-ce qui, selon vous, explique le choix des autorités d’exclure les Camerounais de l’Étranger du processus électoral ?
Le vieux réflexe de stupidité, celui de gens qui ne vivent plus que par la chair : la vie génitale ! Dans ce contexte, quelle appréciation portez-vous sur le combat des mouvements contestataires qui se mettent en place en Europe et ailleurs, pour exiger un changement de régime ou de politique en la matière ? Qu’ils continuent. Qu’ils s’organisent. Qu’ils se radicalisent. Qu’ils fassent le lien avec les forces du dedans là où il en existe. Dans le monde dans lequel nous vivons, aucun changement n’est possible sans une contribution décisive de ceux qui vivent hors du territoire donné d’une nation.
Certains ont du mal à comprendre que vous ayez pratiquement couples ponts avec le Cameroun. Qu’est-ce qui, au fond, vous déçoit ou vous révolte tant ?
Je reste attaché, ne serait-ce que sur le plan de l’imaginaire à ce pays ou je suis né. Mais par la force des choses, je suis devenu un homme du monde. C’est ce monde qui, dans sa généralité dans ses promesses, désormais m’appelle et me libère. C’est à ce monde et non plus à un foyer national que j’apprends à répondre, et éventuellement, à payer mes dettes. Cela dit, du Cameroun, je me souviens de tout. Mais en même temps, tout cela est désormais si éloignée moi. J’essaie de vivre cette distance et cette sensibilité comme beaucoup d’autres avant moi – et certainement beaucoup d’autres après moi. Avec, au fond du cœur, le regret, toujours présent, que le potentiel énorme d’un si beau pays ait été aussi facilement abimé. Et surtout, que par-dessus tout, je sois à un moment qui me condamnait comme tant d’autres à être le témoin d’un tel gâchis.
Au regard des contre-performances des Lions Indomptables- dont vous dites souvent qu’ils justifient, seuls, votre lien affectif avec votre pays – peut-on soutenir que vous êtes un peu orphelin ? Quel regard jetez-vous sur le Onze National ces derniers temps ?
L’équipe nationale de football a représenté, jusqu’à récemment, un certain esprit, une certaine poétique, si vous voulez, de ce que cela signifie de refuser le malheur, de toiser le destin. Elle Était, sur la scène du monde, l’exacte réplique de ce que les meilleurs de nos lions indomptables, homme de l’art, de la pensée et de la création ont accompli, Mongo Beti, Jean-Marc Ela, Eboussi Boulaga, Francis Bebey, Manu Dibango, Richard Bona et bien d’autres. Elle est, à présent, sur une phase de déclin, rattrapée par la corruption environnante, l’esprit de décadence et de vénalité les symboles d’un pays sans repère dans l’ordre général du monde.
Auriez-vous des nouvelles de votre ami Jean-Marc Ela, et comment revivez-vous aujourd’hui son exil ?
Jean-Marc vient de publier un très beau livre de théologie : Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère (Paris, Karthala, 2003). À la manière de Um Nyobe et de quelques autres, il fait partie de cette lignée de gens qui ont su entrevoir-dans-la-nuit et annoncer l’aube. La tragédie, c’est qu’il risquent de ne pas être là physiquement, présent à l’aube, quand les oiseaux se remettent à chanter et les rayons de soleil, de nouveau, apparaissent.
Après des Études d’Histoire à l’université de Yaoundé (1981), Achille Mbembe a terminé son parcours académique en France. Il est notamment diplômé de l’Institut d’Études politiques de Paris (1986) et est titulaire d’un doctorat d’histoire obtenu en 1989 À Paris-I PanthÉon Sorbonne. Il a ensuite enseigné dans plusieurs institutions universitaires, parmi lesquelles le Columbia University, New York, Usa (1988-1991) et le University of Pensylvania, Philadelphie, Usa (1992-1995), etc. Puis, il est allÉau Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales (Codesria) À Dakar (Sénégal), comme Secrétaire exécutif (1996-2000).
Depuis 2001, Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique À l’Université du Witwatersrand À Johannesburg en Afrique du Sud et directeur de recherches au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (Wiser). Membre du comité scientifique et de rédaction de plusieurs revues internationales, il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages, dont :<BR>• Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1986, 247 pages.<BR>• Afriques indociles – Christianisme, pouvoir et Etat en sociÉtÉpostcoloniale, Paris, Karthala, 1988, 222 pages. Le Politique par le bas. Contribution À une problématique de la démocratie en Afrique noire (avec Jean-François Bayart et Comi Toulabor), Karthala, Paris, 1993, (pages 148 À 256)<BR>• La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Paris, Karthala, 1996, 438 pages. <BR>• De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, 280 pages. On Private indirect Government, Dakar, Codesria, 2000, 117 pages.<BR>• On the Postcolony, Berkeley, University of California Press, 2001, 274 pages.
Par Interview réalisée par Norbert N. Ouendji
Le Messager Ouendji Norbert N. Bordeaux FRANCE 2004-11-11 8:50