Pouvons-nous vivre heureux dans des sociétés injustes ?

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L’Editorial du Professeur Franklin Nyamsi Wa Kamerun

Le 6 décembre 2020

Nous autres, êtres humains, tenons d’une manière ou d’une autre à être heureux. C’est plus fort que nous. Nous cherchons à respirer l’air le mieux oxygéné ; nous n’hésitons pas à avaler notre salive quand notre gorge se dessèche et les meilleures boissons du monde, à commencer par l’eau, ne sont pas les mal venues dans nos gosiers ; même en plein sommeil dans un lit partagé, nous n’hésitons à tirer par un réflexe inconscient la couverture vers nous-mêmes, si le froid ambiant nous indispose. Face à une belle assiette, dont le délicieux fumet chatouille nos narines, quand une belle grillade en cuisine  laisse venir à nous ses effluves appétissantes, notre faim se creuse ; de beaux et souples vêtements, une solide maison bien aérée et bien tempérée, une vie à l’abri des manques les plus élémentaires et comblée par la présence des êtres que nous aimons, une vie au cœur des choses et des personnes que nous aimons, voilà ce qui d’emblée, nous tente et nous appelle. Nous voulons être heureux, cela se voit à notre contemplation extasiée d’un beau fleuve, d’une belle campagne, d’une belle personne, d’un beau roman ou d’un beau film. Le beau nous ouvre à la joie d’être, comme si la vie, soudain, prenait tout son sens.  

Mais, nous donc, êtres de chair, d’os et de sang, mais aussi être de pensées, de désirs, d’ambitions, de rêves et de projets variés, pouvons-nous nous réaliser pleinement, pouvons-nous vivre toutes les dimensions du bonheur au sein de société marquées par l’injustice ? Quand nous ouvrons notre écran de télé ou notre téléphone sur les nouvelles du monde, en lisant la presse, ou simplement en prenant des nouvelles via des contemporains, nous sommes inondés des malheurs du monde, et pas seulement des bonheurs des hommes. Ici, nous découvrons que des catastrophes naturelles frappent par millions des personnes proches ou lointaines de nous dans l’espace et dans le temps ; tantôt, nous découvrons que ce sont d’affreux régimes dictatoriaux qui sèment l’ignorance, la faim, la pauvreté, la maladie, la violence et la mort pour des milliards d’êtres humains proches ou lointains de nous ; Oui, il nous arrive même de découvrir que ces malheurs de la nature et de la civilisation ne frappent pas seulement les autres, mais nous assaillent nous-mêmes, dans notre plus strict quotidien. Pouvons-nous donc, malgré tous ces déséquilibres socioculturels, économiques, culturels et politiques qui secouent la planète et perturbent nos existences, atteindre ce bonheur que nous recherchons aveuglément ?

La question « pouvons-nous vivre heureux dans des sociétés injustes ? » mérite donc d’être sérieusement prise en charge, avant que nous ne tentions d’y répondre fermement, car si on ne comprend pas correctement un problème, il est presque sûr qu’on ne pourra pas lui apporter une vraie solution.

L’expression « pouvons-nous ? » interroge notre capacité à être heureux dans l’injustice. Sommes-nous assez puissants, assez persévérants pour être heureux malgré l’injustice que subissent ceux qui nous entourent ou que nous subissons nous-mêmes ? Cela veut aussi dire, ai-je assez de culot pour être heureux pendant qu’on massacre, spolie, exile, emprisonne, trompe et abandonne des êtres humains autour de moi ? Cela supposerait une certaine dose d’insensibilité au malheur d’autrui et à mon propre malheur. Le bonheur serait-il alors garanti par l’indifférence à tout ce qui ne va pas ? Et comme le proverbe le dit, « Qui ne dit mot consent », être heureux, est-ce accepter d’emblée d’ignorer tout le mal qui se perpètre autour de nous, contre nous ou par nous-mêmes ? On aura ici une première hypothèse : nous pourrions alors être heureux dans des sociétés injustes, à condition de pratiquer scrupuleusement le bonheur des imbéciles, ou le bonheur imbécile.

L’expression « pouvons-nous ? » a un second sens. Elle vise cette fois-ci la légitimité du bonheur dans une société injuste. Et dès lors, la question devient, pouvons-nous justifier notre bonheur, tandis que les autres autour de nous souffrent d’injustice, tandis même que nous souffrons d’injustice, ou faisons souffrir les autres d’injustice ? Cela veut aussi dire : puis-je m’expliquer à moi-même, me convaincre moi-même et convaincre les autres que malgré l’injustice qui sévit sur nous tous, par la faute d’autrui ou par ma faute, je suis tout de même heureux ? Cela supposerait une certaine forme de fatalisme, comme si nous transformions l’impuissance de changer le monde en vertu à développer pour y survivre. Le bonheur serait-il alors synonyme de masochisme, de haine de soi et d’autrui, ou en tout cas d’abandon de soi aux circonstances du monde extérieur et même aux pulsions qui nous viennent de notre for intérieur ? On aura ici une seconde hypothèse : nous pourrions être heureux d’être malheureux, fatalistes, mélancoliques, et au final de parfaits sadomasochistes lucides. Nous nous réjouirions alors de subir ou de faire subir des injustices, un peu comme les victimes du syndrome de Stockholm qui finissent par être séduites par la puissance de leurs geôliers.

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L’expression méditée comprend le mot « nous », qui désigne les membres de l’espèce humaine. On ne peut parler de bonheur humain que si l’on a une certaine idée de l’humain comme tel. Humains, qui ou que sommes-nous ? Issus de la Nature ou de Dieu- selon vos options libres – les humains sont des êtres vivants doués de pensée spontanée et réfléchie, et ainsi de conscience et de liberté. Issus de la riche lignée des primates, qui appartiennent eux-mêmes à l’immense famille des mammifères, nous naissons avec un bouquet de facultés sensorielles et intellectuelles que l’existence nous incite à satisfaire, à déployer, à conduire à leur plein épanouissement : la sensibilité, l’imagination, l’entendement, la raison et la volonté en sont les plus connues. Bon-heur, le bonheur ne dépend pas seulement de la chance. Il requiert la mobilisation de toute la gamme des aptitudes humaines. Le bonheur se donne justement comme un idéal de l’imagination qui nous pousserait à rechercher la satisfaction complète de nos aspirations, que celles-ci soient des besoins ou des désirs, depuis les besoins les plus élémentaires jusqu’aux aspirations spirituelles les plus hautes comme celles de l’art, de la science, de la politique, de la religion, de la philosophie ou de la spiritualité. Mais justement parce que nous sommes des êtres de conscience et de liberté, parce que nous savons que nous existons et que nos choix engendrent des conséquences dont nous pouvons être tenus responsables, notre bonheur pourrait-il authentiquement se réduire au minimum animal ? Si nous nous contentions d’un bonheur mutilé, d’un bonheur aveugle, lâche et même impuissant, serions-nous vraiment heureux ?

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Enfin, qu’est-ce qu’une société injuste ? C’est une société dont les institutions organisent les inégalités entre les personnes. Dans une société injuste, le plus fort domine le plus faible, le plus riche domine le plus pauvre, l’homme en bonne santé domine le malade, l’orphelin la veuve et l’étranger sont méprisés par les bien-nés, les familles comblées et les ayant-droits d’un pays. Dans une société injuste, règne la loi de la suprématie des plus avantagés, des héritiers des puissances antérieures. Dans une société injuste la spoliation de l’innocent, la corruption des puissants, la jouissance des détenteurs des forces de répression sont des normes quotidiennes de l’Etat, de la société civile et de chaque membre de la communauté. Abandonnée à elle-même, la société injuste banalise donc la mort de pauvreté, la mort accidentelle, la mort violemment donnée, les crimes et autres infractions quotidiennes. C’est une société enténébrée.

La tentation est forte, en effet, d’être heureux en fermant les yeux sur les torts causés aux autres par l’ordre régnant. C’est la voie paresseuse qui s’offre à des milliards d’êtres humains depuis les premières heures de l’Histoire. La politique de l’autruche n’est rien d’autre que celle-là : fuir la réalité au nom du principe de plaisir. Analysant le célèbre conte des Trois Petits Cochons, Bruno Bettelheim nous montre pourtant les limites de cette conception du bonheur aveugle à la réalité injuste du monde qui nous entoure. Trois petits cochons partent de la maison maternelle, avec les bénédictions de leur mère. Quand il leur faut construire leurs maisons respectives, les deux plus jeunes cochons construisent des maisons de paille et de bois. Le plus âgé et plus sage des cochons quant à lui se donne la peine de construire une solide maison de briques, car il sait que l’avenir est plein de mauvaises et bonnes surprises, il sait que le monde n’est pas un long fleuve tranquille. Malgré ses conseils à ses cadets, ceux-ci, pressés de jouer, baclent la construction de leurs maisons et se moquent du prudent aîné. Lorsqu’advient le méchant loup, les deux paresseux jouisseurs sont cependant pris au dépourvu et s’empressent de se réfugier dans la solide maison de leur aîné, après que la leur ait été détruite. Moralité : le bonheur aveugle expose aux dures réalités de la vie. Quand tu te centres uniquement sur ton plaisir immédiat, tu t’exposes aux revers de la vie et ton bonheur est éphémère. Le bonheur aveugle est vraiment celui de l’imbécile heureux, c’est-à-dire du malheureux qui s’ignore.

On serait ensuite tenté d’envisager la seconde solution. Nous pouvons-vivre dans une société injuste si nous nous accommodons de cette injustice, mieux, si nous y participons nous-même. Au lieu d’ignorer l’injustice, peut-être que le bonheur consisterait à en profiter ? Chercher à être du côté des plus forts, des plus riches, des plus puissants, des plus rusés, des plus violents, des mieux portants, des héritiers, n’est-ce pas la meilleure stratégie pour jouir en paix des biens de ce monde ? C’est de là que dérive un certain sadisme et même un certain cynisme. Du moment que ma famille et moi, ma tribu et moi, mon ethnie et moi, mon parti politique et moi, ou ma catégorie socioéconomique et moi-même, nous dominons la société, contrôlant toutes les ressources naturelles, sociales, culturelles, économiques et géostratégiques d’une société ou d’un pays donnés, ne suis-je pas ainsi en capacité de jouir des nourritures terrestres à volonté ? La volonté de puissance qui anime cette conception de bonheur dans l’injustice cache cependant fort mal ses terribles conséquences : en perpétrant l’injustice pour mon profit et au détriment des autres, je renforce les conditions de ma propre instabilité, je sème les graines des futures révoltes, et mieux le terrain des révolutions sociales, culturelles, économiques et politiques futures.

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Dès lors, finalement, seul un bonheur inhumain, voire surhumain est envisageable dans une société injuste. Mais pas un bonheur véritablement humain. Pour être heureux au sens du plein épanouissement de mes aptitudes humaines, je dois admettre la nécessité de mettre en œuvres un système social, économique, culturel et politique dans lequel tous les autres êtres humains auront la possibilité de s’épanouir comme moi. Et cette prise en compte d’autrui est la meilleure préservation de mes propres intérêts comme de ceux que j’aime le plus. Dans un monde injuste, mon bonheur et le tien seront essentiellement éphémères et ils n’auront surtout pas le goût de ce bonheur partagé qui fait la véritable humanité. Etre humain, c’est vouloir pour tous les autres comme pour moi-même, le meilleur du monde, de telle sorte que nos bonheurs ne dépendent ni des malheurs des autres, ni de la négation de notre propre humanité dans un bonheur purement imbécile. Par les temps qui courent, qui ne voit pas l’actualité de cette méditation ? Qui peut authentiquement dire qu’il vit heureux en dictature, qu’il soit le dictateur, le partisan du dictateur ou la victime de la dictature ? Toute personne capable d’être heureuse dans une société injuste a incontestablement perdu une part de son humanité dans cet enfermement dans le bonheur de l’imbécile. Toute personne capable d’être heureuse en semant le malheur autour d’elle-même, dans un sadomasochisme impénitent, a également renié les lois de sa propre raison, celles du bon sens moral qui nous recommande de toute évidence que la vraie paix et la vraie stabilité ne naissent que du respect de la règle d’or que voici : « Ne faites point à autrui le mal que vous ne voudriez pas qu’autrui vous fasse ». Ou encore : « Faites à autrui tout le bien que vous voudriez qu’autrui vous fasse. » Cette loi universelle peut être en outre soutenue par cette belle remarque de Rousseau : « Il y a de la honte à vivre heureux tout seul. »

L’Editorial du Professeur Franklin Nyamsi Wa Kamerun

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