Le Prof. Boulou Ebanda de B’béri «L’Etat ne perçoit que des rapports de force »

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Le professeur en Sciences de l’information et de la communication, à l’Université d’Ottawa (Canada), décrypte l’actualité nationale à la lumière de la crise anglophone.

 

Nous sommes pratiquement à la fin de l’année 2017, qu’est-ce qui vous aura particulièrement marqué au cours de cette année ?

Le manque de créativité politique. Vous savez, le Cameroun aurait depuis longtemps pu devenir le « hub », le carrefour de toute l’Afrique. Au Cameroun, nous avons une jeunesse dynamique, l’anglais et le français comme langues des affaires, nous sommes en réalité bénis. A quelques degrés au-dessus de l’équateur, nous pouvons nous réclamer maitre du « Centre-Ouest » du continent. Nous pourrions faire affaire avec le Sud, le Centre et le Nord à notre guise sans concurrence. Aucun autre pays africain ne bénéficie de cette typographie, même pas le Rwanda qui est parti d’une presque destruction totale en 1994 pour nous dépasser en tout point aujourd’hui, en 20 ans.
Les potentiels qu’offrent le Cameroun, notre pays, sont énormes. Ils ne limitent pas, d’ailleurs, à cette seule géographie favorable, à cette dualité linguistique ou encore au dynamisme de sa jeunesse. Un autre élément fondamental est l’identité camerounaise, et son imbattable « multiculturalité », avec ces centaines et plus de groupes ethniques, une force indéniable dans notre capacité d’adaptation à des cultures différentes.
Hélas, malgré tous ces potentiels, la réalité du pays est tout autre. Au lieu d’être cette porte d’entrée, cette locomotive, ce modèle du développement, nous trainons la patte loin derrière, comme si nos politiques étaient condamnées à la médiocrité. Manque de créativité donc!

L’actualité a été dominée par la crise anglophone. Quelle est votre analyse de cette situation?

Pour moi et un certain nombre de Camerounais, nous croyons que cette chose maintenant nommée « crise anglophone » est particulièrement révélatrice du manque de créativité politique que j’ai décrié plus tôt. La dite crise expose, au grand jour, par ailleurs, un manque d’humilité propre à une pratique positive de la chose politique aujourd’hui, car comment admettre que nous avons l’impression de revivre l’histoire du Cameroun des années 1950 quand le Premier ministre désigné, M. André Marie Mbida, parlait au peuple Bassa, les menaçant de sortir de la forêt dans les dix jours sinon il fermera les routes, bloquera les transports et tous les déplacements des humains… sans aucune opportunité de dialogue. Rebelote donc 70 ans plus tard, c’est juste les espaces et territoires d’intervention qui ont changé.
Cette crise dite anglophone est donc, avant tout autre chose, une crise de la citoyenneté. Cette crise représente par ailleurs l’échec d’une identité citoyenne caduque et même absente, car celle-ci n’a jamais été articulée et assimilée. Artificialisée, souvent, dans les éphémérides d’une politique du ventre. L’identité du Camerounais a été limitée aux cultures populaires dont le football, la musique, les églises, mais aussi les bars et leurs lots de problèmes sociaux dont l’alcoolisme, la prostitution et tout ce qui vient avec.
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L’identité du Camerounais, cette « Camerounité » qui nous aurait fait bondir comme une seule personne quand l’un de nous est attaqué n’a jamais été revendiquée, car jamais créée. La preuve en ait qu’un petit groupe d’individus se sentant marginalisé, (groupe devenant de plus en plus important en nombre mais aussi de plus en plus radicalisé) a décidé d’exprimer sa désaffiliation avec la nation.
Tous ces questionnements, tous légitimes pour une jeune nation en devenir comme le Cameroun méritent l’attention de l’Etat, puisqu’ils nous permettent de réaliser l’éphémérité, la fragilité de notre massification tribale, isolée en Bamoun, Bakwéri, Banyangui, Bamiléké, Douala, Eton, Éwondo, Haoussa, Ntumu, Tikar… ainsi qu’en Anglophones, Francophones, Chrétiens, Musulmans, etc. et non dans une représentation identitaire citoyenne unique profonde et forte, notre « Camerounité ».
Jusqu’au moment où je réponds à vos questions, la crise persiste, la radicalisation des sécessionnistes déclarés progresse, des milliers de Camerounais du Sud-Ouest et du Nord-Ouest sont maintenant des réfugiés politiques au Nigéria, quelques centaines de personnes sont portées disparues ou morts selon des sources locales. Il est d’ailleurs difficile de comprendre pourquoi nous sommes devant la situation actuelle, avec des civils et des éléments de nos forces de l’ordre qui se font tués; avec des militaires armés maintenant postés dans nos routes, à Douala, Yaoundé, Limbe, Bamenda et ailleurs au pays comme dans un pays en guerre. Comme si l’Etat ne percevait que des rapports de force comme seule solution pour régler cette crise.

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Quelles solutions de sortie de crise selon vous?

Si cette crise ne fait pas l’affaire de l’Etat qui continuera ainsi son règne dans une nation divisée, alors il faudra qu’il agisse très vite, autrement. Au lieu de l’utilisation des mesures de guerre, il faudra que l’Etat s’engage dans la promotion d’une « Camerounité » véritable et pérenne. Après avoir missionné plusieurs hautes personnalités et commissionné un système de gestion de cette crise, lesquels ont tous échoué, l’Etat devrait revoir ses stratégies, s’ouvrir à un dialogue intégratif et faire un diagnostic profond de la citoyenneté camerounaise et, surtout, accepter de changer ses propres modes gestion de crise.
Le temps d’un État qui ne dialoguerait pas avec ses citoyens, un État qui joue au coq dans la savane est sûrement révolu. Nous ne sommes plus en 1957. Nous ne sommes même plus à l’ère des années 90. Aujourd’hui, la majorité des citoyens camerounais s’informe ailleurs que par des canaux officiels. L’Etat a donc tout intérêt à être transparent, à vaincre toute opposition d’idée par le dialogue et non par la censure, a changer véritablement et profondément.

Professeur Boulou Ebanda de B’béri

Lancez-vous un défi à l’Etat?

Non, mais l’Etat est témoin, comme nous le sommes aussi, des régimes forts qui sont tombés ailleurs, le dernier en date étant le Zimbabwe. Personnellement, nous retenons l’image des membres du ZANU-PF, le parti au pouvoir au Zimbabwe, dansant la fin du règne de leur président tout puissant et homme fort. Cette image représente une évidence politique indéniable : une majorité silencieuse existe, même à l’intérieur d’un parti au pouvoir et à tout moment, celle-ci pourrait tourner sa veste contre ses élus. J’insiste donc sur la notion d’urgence d’un « dialogue véritable », comme en Afrique du Sud, au Rwanda, au Canada, en Australie et ailleurs. Notre multiculturalité camerounaise devait être une force et non une faiblesse.

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La crise anglophone n’est-elle pas finalement une des conséquences de l’échec de la gouvernance?

Oui, je l’ai déjà dit. Toutefois, il ne faut pas se limiter à la gouvernance comme s’il n’y avait qu’un seul mode de gouvernance. Quand je parle d’absence de créativité politique et d’articulation d’une notre Camerounité forte, le cœur de cette analyse dénonce réellement une problématique bien plus complexe, bien plus vielle, bien plus profonde.
Citons pour exemple notre système éducatif et posons-nous la question suivante : comment se fait-il qu’en ce 21ème siècle, c’est-à-dire plus de 50 années après notre indépendance, nous soyons encore en train de parler d’éducation francophone et d’éducation anglophone au Cameroun ? Comment se fait-il que nous parlions encore de la « Common Law » et du Droit civil…? Quand est-ce que nous parlerons, enfin, de la Cameroon Law, d’un Baccalauréat, d’un doctorat propre de chez nous, de notre maison, de notre Camerounité ?

Tout cela ne participe-t-il pas d’une ambiance de fin de règne ?

Je ne sais pas. Mais elle est sûrement annonciatrice d’un changement radical imminent dans la gestion des choses politiques au Cameroun. On ne pourra plus faire la politique comme hier, comme si le pays appartenait à certains de nos élus-tribalisés. Je dirais à ceux-là « wait and see ». Et à l’Etat, je dirais qu’il est en droit d’innover. Et l’État va s’innover « incontournablement » et radicalement en envoyant tous ces tribalistes à la retraite. En formulant des institutions démocratiques fortes. C’est ici un des seuls héritages qu’il a et qu’il doit préserver.

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La jeunesse semble en fin de compte captive de ces batailles politiques…

Oui! C’est pour elle que l’État innovera, surtout, car elle a passé toute sa vie avec une pensée formatée comme dans ce roman bien connu d’Aldous Huxley, « Brave New World » (Le Meilleur des mondes). Elle est traitée tantôt d’immature mais paradoxalement, elle a officiellement l’âge de la maturité. Tantôt, elle est qualifiée d’incapable, pourtant elle démontre une résilience indéniable. Elle est éduquée comparé à d’autres pays de la région. Elle serait d’ailleurs prête à prendre la relève si l’opportunité et la sagesse de nos gouvernants actuels les préparaient à porter le flambeau.
Je dirais néanmoins à notre jeunesse de s’engager dans la vie politique de leurs régions, municipalités, villes, villages… Il faut qu’elle ait la rage de vaincre, le désir profond de changement. Il faut qu’elle sorte de cette fatalité du « on va faire comment ».

Des espoirs pour 2018 ?
Si c’est pour les élections je ne saurais vous répondre avec certitude car votre question est pour un pronostic; elle demande si les choses vont changer d’ici là. Je pourrais toutefois vous dire que l’Etat risque de nous surprendre en réalisant l’impensable, en démocratisant véritablement le système, en intervenant dans la Constitution pour y intégrer plusieurs lois justes et désirées par le peuple. Il peut intervenir, par exemple, en changeant l’âge du droit de vote, et en instaurant deux tours pour les élections présidentielles. Vous savez quand je parle de sagesse politique, c’est ce type d’argumentaires que j’ai en tête. J’ai donc espoir que l’Etat, non le parti au pouvoir, mais que l’Etat risque de nous surprendre, car il s’agit d’un héritage qu’il désire préserver, il s’agit de la démocratisation de toute la Nation camerounaise.

 

 

Entrevue réalisée par Ludovic Amara

Parue dans Mutations, no. 4519 du Mercredi 13 décembre 2017, p. 13

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