Les armes de séduction massive des Dakaroises
Dans la capitale sénégalaise, les femmes disposent d’un véritable arsenal d’objets érotiques mêlant odeurs, sons, romantisme et expressions salaces.Dakar. Une femme mariée de 48 ans : « Le sexe, ça se prévoit. Le matin, quand mon mari se réveille, je lui tapote le pénis puis je lui dis, en faisant comme ça [l’index pointé vers son sexe, menaçant] : “Ce soir, t’es mort”. Ici, les femmes doivent savoir provoquer leur mari. Tu fais ça dès le matin, et toute la journée, quand il sera au travail, il ne pensera qu’à toi et à ce qui l’attend. Il saura que ce soir, c’est le grand combat. Et la nuit venue, il sait que je vais le clouer. »
Colliers de perles servant à faire des ceintures de hanches.
En wolof, la lutte sénégalaise est la métaphore de la sexualité. Dans les deux, l’essentiel est moins le combat proprement dit que les longs préliminaires (léewtoo) qui y conduisent.
Pour cela, les femmes ont à leur disposition un véritable arsenal de la séduction, destiné à provoquer leur mari, vendu au vu et au su de tous dans les marchés. Dans cette société musulmane où la polygamie est largement répandue, il est entendu que les épouses doivent maîtriser l’art féminin de la séduction et de la provocation (jongué) pour retenir leur mari de prendre une autre femme ou s’attirer ses faveurs, notamment dans le cadre d’une lutte sourde entre co-épouses (en milieu urbain, près d’une femme sur quatre a des co-épouses).
La sexualité, tout comme l’art de la séduction et de la provocation, n’a rien de transgressif dans un couple marié. Si un registre moral est attaché au sexe dès lors qu’il est licite, c’est plutôt celui de la pudeur (kersa) et de la discrétion (sutura) qui organise les relations sociales en général et en particulier celles entre époux, qu’il s’agisse de sexe ou d’économie domestique. Une femme mariée, la soixantaine : « Tout ce que tu fais avec ton mari, l’islam interdit d’en parler. Mais quand la porte de la chambre est fermée, tu fais ce que tu veux. »
« Chez les jeunes urbains africains, la sexualité n’est plus uniquement fondée sur les obligations du mariage »
Le corps comme l’espace de la chambre à coucher doivent être préparés en vue du combat. Les deux sont nettoyés, parfumés et apprêtés avec soin. Dans le registre religieux, les ablutions purificatrices prescrites par l’islam se doublent à Dakar de pratiques surérogatoires : les bonnes odeurs sont recommandées, si bien qu’il est souhaitable de parfumer son corps ou la maison.
Encens Compte bancaire, à Dakar, en 2016.
Aux parfums pour le corps, dont les hommes comme les femmes sont friands, répond une multitude de parfums de chambre et, surtout, d’encens (cuuraay). Il ne s’agit pas seulement de se débarrasser des odeurs corporelles, mais d’en acquérir de nouvelles, dont certaines provoquent le désir sexuel.
Dans les marchés, les boutiques d’encens offrent un choix immense. Les encens à l’odeur la plus forte et la plus lourde, les plus efficaces pour susciter le désir, sont réservés à l’usage intime. Les femmes ont dans leurs placards de véritables collections. Les noms sont évocateurs et se renouvellent constamment : Nemmali (achever de tuer), Doggali (fermer les yeux du défunt), Ser Bou Tass (pagne défait), Dadjima (enfonce-moi), Kumay Teul (fais-moi rebondir), Naif (cravacher), Tojj Xuur (écrase couilles), Sauce u Kani (sauce pimentée), etc. Ces appellations indiquent une force, une modalité d’action spécifique.
Faire l’amour demande aussi du linge dédié. Il existe depuis plusieurs décennies des assortiments de draps, taies d’oreiller et torchons (pour essuyer le sexe après l’amour) sur lesquels des artistes peignent en noir et rouge des sexes en érection, des vagins ouverts et représentent des couples (l’homme en noir et la femme en rouge) dans toutes sortes de positions : missionnaire, levrette, fellation… Ces images sont accompagnées d’inscriptions, généralement en français : « mon amour », « mon cœur », « c’est bon », « c’est chaud ».
Plus récemment sont apparus des draps et des taies d’oreiller blancs sur lesquels sont sérigraphiés en rouge des motifs en forme de cœurs et de fleurs, accompagnés de mots doux : « I love you », « je n’aime que toi », « mon amour », « ma raison de vivre »… Sur les modèles les plus coquins, des images pornographiques prises sur Internet sont imprimées entre les motifs.
La juxtaposition de scènes pornographiques (sexualité restreinte à l’acte sexuel) et des lieux communs du romantisme fleur bleue (qui révoque la sexualité) peut surprendre tant elle paraît éloignée de la conception occidentale de l’érotisme, qui distingue ces deux pôles. À l’inverse, à Dakar, c’est leur combinaison qui éveille et stimule le plaisir sexuel.
L’AFRIQUE INTIME « La première fois : rien ne presse ! »
Les perles de hanche (fer) sont un des accessoires essentiels de l’arsenal féminin. Leurs cliquetis résonne lorsque les femmes ondulent des hanches et des fesses de manière suggestive. Les plus grosses, appelées « écrase-testicule », sont portées par les femmes plus âgées, quand les jeunes préfèrent des perles moins lourdes, mais aux noms tout aussi suggestifs : poivre de minuit (poobar minuit), crème glacée, connexion, etc. Le son semble moins important pour les plus jeunes, qui portent des perles de petite taille (bine bine) ou des chaînettes dorées.
D’autres ceintures de hanche comprennent des lettres qui composent des messages explicites, en français – « je t’aime », « baise-moi », « mon cœur », « pénètre-moi », « papa chéri » – ou en wolof – « kat ma » (baise-moi), « ya saf badio » (ton vagin est savoureux), etc. Les femmes les achètent déjà préparées ou commandent directement aux vendeuses des inscriptions particulières.
La couleur des sous-vêtements doit être assortie à celle des perles de hanche. L’accessoire féminin de lingerie coquine traditionnel est le petit pagne (beeco). Aux modèles anciens, en tissus brodés de motifs colorés ou peints à la manière des draps, a succédé dans les années 1990 le baraz (barrage), un pagne de couleur vivre, composé d’une bande de tissu plein qui cache le sexe et les fesses, que prolonge un tissu ajouré ou un rideau de fils qui laissent voir les jambes.
Trois générations de petits pagnes. De gauche à droite : beeco, baraz, dentelle. ISMAËL MOYA
Au fil du temps, la bande de tissu occultant a progressivement disparu. Les modèles « dentelle » se contentent ainsi de jeter sur le bas du corps un simple filet coloré. Les femmes portent aussi des ensembles deux-pièces (appelés nuisettes ou aller-retour), composés d’un string et d’un soutien-gorge en tissu fin et transparent, ou tricotés en gros fils agrémenté de perles ou encore fabriqués en perles lumineuses.
On trouve enfin des débardeurs et des slips où sont sérigraphiés des cœurs, des positions sexuelles et des expressions crues comme « Amour, viens me réchauffer la chatte avec ta grosse bite ». A nouveau, la conception occidentale de l’érotisme est heurtée : les petits cœurs ou la provocation subtile (le tintement des perles) sont conjugués aux expressions salaces dans un accord harmonieux au cœur de l’érotisme wolof.
Vers le « combat »
Les provocations commencent souvent dès le matin, parfois au réveil. L’épouse peut ensuite, par exemple, servir à son époux le petit-déjeuner en mettant des perles de hanche, dont le mari devine la présence par le soin que prend sa femme à les faire tinter par ses poses et sa démarche. Ces provocations peuvent se poursuivre au téléphone durant la journée. Le soir venu, comme le suggère une femme mariée, la cinquantaine : « Il faut lui offrir un dîner bien poivré pour éveiller les sens. »
A l’intérieur de la chambre, saturée d’odeur d’encens, l’épouse apprêtée plaisante avec son mari, le taquine et déambule de manière lascive, se penchant pour montrer ostensiblement ses perles de hanches et ses fesses. Certains jouent aux cartes avec un jeu composé d’images pornographiques. Un autre jeu érotique consiste à tourner une petite plume dans l’oreille de l’homme.
Peu à peu, le couple se dévêt, se provoque mutuellement et se caresse. Les préliminaires sexuels débutent. La fellation et le cunnilingus se pratiquent en général en utilisant des feuilles ou des bonbons mentholés qui éradiquent les odeurs biologiques et provoquent une sensation forte sur le partenaire. Il existe d’autres produits : une femme peut prendre dans sa bouche un peu de « cristal » (apparemment des cristaux de sucre mentholé), connu comme un aphrodisiaque puissant qu’une épouse peut aussi mélanger à la boisson de l’homme le matin ; du miel ou encore du lait concentré mentholé vendu dans de petits flacons. Puis vient alors, après une journée entière de préliminaires, le moment du véritable combat.
Une statistique de 2008 a longtemps circulé dans la presse du Sénégal et de l’étranger : 97 % des femmes au Sénégal connaîtraient l’orgasme. Un tel pourcentage laisse perplexe et songeur : l’arsenal des femmes sénégalaises serait-il la solution miracle à une question qui colonise les pages des magazines occidentaux ? Hélas, comme souvent, l’anthropologie ne peut que décevoir. Les épouses proclament de manière tout aussi systématique leur soumission à l’autorité de leur mari et leur obéissance.
En effet, il s’agit de belles paroles (wax bu rafet), un genre de discours consistant à dire publiquement des choses positives et valorisées sur une personne, un acte ou une situation que l’on se doit d’enjoliver afin de se conformer à la norme.
Cependant, la position des hommes n’est pas si favorable qu’elle paraît. Si l’arsenal érotique des femmes est impressionnant et que la course aux armements fait rage, la gamme des produits luttant contre les dysfonctionnements sexuels est tout aussi fournie.
L’immense majorité de la pharmacopée, omniprésente sur les comptoirs des pharmacies, dans les marchés ou dans la rue, a pour objet la virilité masculine. La gamme semble infinie : écorces et racines de la pharmacopée traditionnelle, coup démarreur ou poudre Takadari du Niger, sirop Bazooka du Nigeria, Ajanta’s Stamina indien, Yang Chun (100 % naturel), viagra officiel ou contrefait, pilules Atomix au gingembre (bio), etc. Comme si ces produits étaient à disposition afin de parer l’angoissant arsenal féminin, synonyme de course à la performance.
Pouvoir de femmes
Le désir et le plaisir de l’homme sont au cœur de ce dispositif, mais ne sont pourtant pas l’aboutissement d’une relation sexuelle. Elle se traduit souvent, le soir ou le lendemain, par un cadeau à l’épouse : des tissus, un parfum ou, fréquemment, de l’argent. Rendre le contre-don (dello njukkal), remerciement (sargale), décoration… les noms donnés à ces cadeaux sont explicites : le mari honore son épouse par un don en raison du plaisir qu’elle lui a procuré.
Deux registres se mélangent et donnent l’illusion d’une transaction. Il serait pourtant dérisoire de vouloir réduire la sexualité conjugale à l’attente d’un cadeau. A Dakar, l’argent est le revers de toutes les relations sociales, qu’il s’agisse du commerce, de la parenté ou de la sexualité.
Si la relation entre mari et femme est asymétrique et l’égalité exclue, l’arsenal féminin du plaisir a d’autres effets que d’extraire un orgasme aux hommes. Il donne à l’épouse une capacité d’agir, c’est-à-dire une forme de maîtrise sur son mari. Ce n’est sans doute pas un hasard, d’ailleurs, si certains encens érotiques sont nommés Compte bancaire, Sama Junni (mon billet de 5 000 francs CFA) ou Keytou Keurgui (titre foncier). La sexualité, comme le mariage, est un combat. Et les femmes ne sont pas sans armes, humour compris.
Source: Ismaël Moya est anthropologue à l’Université Paris-Nanterre et à l’Université Paris-Lumières.