L’INTELLECTUEL EXOTIQUE: Les avatars africains

[…] En Afrique, l’acte primaire de lire et d’écrire met à part l’intellectuel. Il est l’homme du livre et du crayon ou de la plume. A la lettre, c’est tout ce qu’il sait faire et l’efficacité provient de cette opération, indépendamment du contenu et de l’effet. Ses privilèges et son autorité en dérivent. A la limite, l’intellectuel est celui qui jouit d’une rente à perpétuité pour avoir consacré de longues années aux études, c’est-à-dire à lire et à écrire. La transformation de la nature, la maîtrise du temps et de l’environnement, la production des objets symboliques qui expriment et effectuent cette prise en charge, cette modification du donné ne sont pas impliqués dans son concept.
L’écriture réinvente sa fonction première, primitive, de domestication, de contrôle de ceux qui sont la première et unique ressource, les hommes-outils.
Le caractère livresque, formaliste et magique du savoir du pseudo-intellectuel n’est pas accidentel. Il est structurel, essentiel au mode de vie oisif et oiseux, à sa manière de s’insérer dans le monde.
L’intellectuel africain a épuisé et stérilisé son intellectualité et manqué d’établir sa légitimité et sa raison d’être dans l’entreprise mimétique de se donner une histoire, une culture, une pensée nationale, une idéologie de construction nationale.

Parce que le savoir est lié chez lui au pouvoir, sa démarche en a été gauchie, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un pouvoir immanent à la connaissance se traduisant par des productions. Son projet n’est pas la recherche de la vérité ; il ne cherche pas, non plus, à résoudre au moyen de la théorie et de l’action raisonnée, les problèmes que la vie lui impose autant que les relations avec les autres. L’intellectuel veut s’intégrer dans les réseaux administratifs, entrer dans les circuits où se stockent et se redistribuent les biens rares, les honneurs et les plaisirs. Ce sont précisément les lieux où se célèbrent l’idée et le sentiment national, où se joue la représentation étatique. Le seul objet de son discours est la nation, sous toutes sortes de formes. En histoire, il faut lui trouver des antécédents, ce qui permet aujourd’hui de réunir des tribus disparates. Le plaidoyer est partout. Les mots d’ordre d’unité, d’intégration et bien d’autres se muent en principes, axiomes ou théorèmes d’un système, d’un discours administratif. L’art, le théâtre se gonflent de messages, de prédications d’une morale civique, d’enseignement de l’éthique bourgeoise d’épargne, de la vertu ou de l’honneur qui paie. Il faut même s’inventer des philosophes qui nourrissent la fierté raciale, patriotique, car l’homme ne vit pas seulement de pain. « Le sentiment national est devenu l’allégorie centrale de toutes les œuvres de l’esprit », nous dit H. Béiji la tunisienne, que nous aurions dû laisser parler sur ce sujet. De là, une complicité avec le discours national pouvant aller jusqu’à la démission.

Plus grave, « l’idéologie nationale s’est substituée peu à peu à toute forme de pensée, de vie intellectuelle, de curiosité et d’amour. » Les œuvres des auteurs les plus divers ne nous réservent plus de surprise. C’est le ressassement des mêmes griefs, la même revendication de richesses méconnues, les mêmes exhortations à mourir à notre vieil homme, à la vieille négritude qui n’en finit pas de se cadavériser. Force nous est d’y subir, sous la forme de l’ennui et du bavardage, « la perte de la quête intellectuelle, l’abandon de la connaissance, et le vieillissement prématuré de tous les concepts comme la différence, la spécificité, la personnalité ». Trois ou quatre mots ou thèmes monopolisent et bloquent tout à la fois notre réflexion : l’identité, la tradition, le sous-développement, le pouvoir. Ce sont là nos obsessions, qui ont quelque chose de répétitif et de compulsif comme une névrose.

Comme tout parvenu, le pseudo-intellectuel africain est un être qui ne s’accepte pas, qui élude la confrontation sérieuse avec lui-même et avec le modèle auquel il s’est identifié au mépris de soi et des siens. Il n’est nulle part, à force de vouloir être partout.

Fabien Eboussi Boulaga

Vis-à-vis des siens, il se croit la mission de les éclairer, de les refaire comme du dehors, en vertu des connaissances et de l’autorité qu’il a acquises auprès des détenteurs de la modernité. Il adopte, sans les situer, tous les discours humanistes de l’universalité, et en use comme d’un instrument de jugement péremptoire. Cela lui fait faire l’économie de s’investir dans l’exploration du réel, pour n’avoir plus qu’à subsumer le particulier sous le général ou à accuser le réel et la vie qui refusent de se laisser enfermer dans des cadres préconçus, des concepts oublieux de leur engendrement et des problèmes dont ils sont les solutions.

La violence et la méconnaissance vis-à-vis de là où il vient lui sont consubstantielles ; la honte de soi l’accompagne sourdement.
Vis-à-vis des autres, c’est la complaisance qui domine, l’absence du sens critique et historique. Avec le zèle des néophytes et des nouveaux riches, il est l’homme des enthousiasmes débordants, de l’étalage du plus mauvais goût de ses trésors, des signes extérieurs les plus criards de son statut. Son mimétisme est confondant : le dernier livre, les dernières modes, les thèmes ou les schémas explicatifs en vogue là-bas, il les saisit et fébrilement il les accommode à la hâte aux siens ou aux autres, en prétendant les découvrir chez soi, en avoir éprouvé la validité dans son contexte.

Mais, quoi qu’il en soit, il est un être amphibie. Il « retombe » souvent sans le remarquer dans ce qu’il croit avoir abandonné ou s’y livre en cachette. Puis, il se rend trop souvent compte que son identification n’est pas parfaite. Son problème est qu’il a été exilé de la réalité qui l’entoure, faute de la connaître, de la prendre comme la matière première de ses expériences et de ses applications. En outre, il se rend non moins compte qu’il est un touriste de la culture occidentale. Il l’aborde par ses côtés les plus superficiels ou, tel un ethnologue à rebours, par ses institutions résiduelles, ses archaïsmes ou ses idéologies à usage externe, comme celle de l’auto-dépréciation. Parasite, superflu, le pseudo-intellectuel a tendance à s’allier avec les éléments de la populace (qui n’est pas le peuple) et à en adopter la criminalité, le dédain des valeurs morales, intellectuel¬les et créatrices.
L’intellectuel africain ou celui qui se croit tel peut rarement se convaincre d’une contribution créatrice à la vie de son peuple à la hauteur des défis humains de cette fin de siècle. Au plan scientifique et technologique, il n’a rien qui puisse passer pour un apport de grande portée sociale ou théorique. Dans les lettres et les arts, peu de choses qui vaillent dans une confrontation mondiale, à nos propres yeux d’usagers en ce continent. Dans la crise politique et la déconfiture morale, ce qui correspond à la classe du savoir porte une lourde responsabilité par sa carence, sa frénésie hédoniste et son mépris des conséquences de ses actes, son incurie de la prévision, du long terme.

Loin d’avoir joué un rôle de direction, il reçoit ses impulsions de la populace. Il est facile de montrer qu’il en partage les tares et la philosophie. Ses compagnons, ses hommes de mains, sa claque, ses prétoriens appartiennent à la populace, qui n’a pas investi ses espoirs dans l’organisation scientifique du travail, la discipline et la créativité. Les intellectuels au pouvoir en adoptent les mœurs, les méthodes et les modes de raisonnement.

Sur ce fond général, il est possible d’entrer dans les détails en reprenant les figures et les fonctions de l’intellectuel que nous fait percevoir la résonance du mot à travers l’histoire occidentale, notre inévitable référence. La remise en situation de la fonction nous montrerait chaque fois pourquoi elle n’a pas de place dans le continent africain. Celui-ci n’a pas les conditions d’une véritable discussion, présupposant un accord sur ce qui fonde la discussion et sur la valeur heuristique et instituante de celle-ci. Nous éviterions l’éclectisme, les anachronismes. Peut-être des décombres de la déconstruction émergerait la figure de l’intellectuel, selon notre situation, comme un idéal à la lisière de notre champ d’action, des tâches qui sollicitent notre esprit et notre jugement d’homme.

Il comprendrait indissolument l’exigence de penser et celle de dis¬cerner entre le bien et le mal. Il reposerait sur la nécessité et l’habitude de juger par soi-même, de distinguer rigoureusement les ordres du savoir, du pouvoir et de l’avoir, et enfin sur le principe de la responsabilité dans la pensée de l’action. A quoi il faudrait ajouter la disponibilité, toujours prête à se laisser surprendre par le réel.

L’intellectuel authentique est un marginal conscient

Une autre histoire nous propose d’autres figures qui sont des modèles pour l’intellectuel ; c’est celle des persécutés, des groupes qui n’ont pas été dans la grande épopée triomphante de la domination. Cette histoire a produit des parias conscients. Ils ont résisté aux séductions de l’intégration, ont refusé de se renier, de se truquer. Ils sont restés sur la brèche, entre le passé et l’avenir, entre deux mondes. Avec une expérience qu’ignoraient ou repoussaient ceux qui étaient les détenteurs attitrés du bien, du vrai et du beau, ils ont créé l’inouï, le bouleversant, l’inédit. Tout simplement, ils sont demeurés des êtres réels, des humains.
Il y faut une double rupture avec la servilité et la complaisance avec les mythes de l’altérité et de l’identité. Ce « deuxième degré de courage » fait du paria conscient un solitaire absolu et peut entraîner pour lui bien des privations et des tracas. En un sens, il est du côté des vaincus. Pourtant, surtout en notre contexte, « un secret remords nous avertit qu’il y a toujours quelque impureté dans la réussite, une grossièreté dans la victoire… qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir de véritable, de totale pureté que l’infortune et c’est donc à bon droit que les honneurs secrets de la gloire, les suprêmes honneurs, ont donc été toujours à l’infortune », s’il faut parler comme Ch. Péguy.

Lisant le livre de Jean Daniel, l’Ère des ruptures, Michel Foucault ne put s’empêcher de penser à la leçon de Merleau-Ponty et à ce qui constituait pour lui la tâche essentielle du philosophe, cette figure parmi d’autres de l’intellectuel. La voici : « Ne jamais con¬sentir à être tout à fait à l’aise avec ses propres évidences. Ne jamais les laisser dormir, mais ne pas croire non plus qu’un fait nouveau suffira à les renverser ; ne pas s’imaginer qu’on peut les changer comme des axiomes arbitraires, se souvenir que, pour leur donner l’indispensable mobilité, il faut regarder au loin, mais aussi près et tout autour de soi… J’interromps ici une citation déjà bien longue. Il suffit d’en appliquer ce qui a été dit pour orienter notre recherche d’une éthique de l’intelligence.

 

L’INTELLECTUEL EXOTIQUE
Par Fabien Eboussi Boulaga
(Source; Lignes de résistance, Yaoundé, Clé, 1999, pp. 36-42, Ce texte reste d’actualité au regard de l’actualité brûlante )

 

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