On ne peut déplorer la corruption et le pillage des ressources publiques et ne pas approuver toute tentative de combattre ces fléaux. Cette affirmation générale s’applique-t-elle à l’opération Epervier ?Mérite-t-elle d’être soutenue sans réserve pour ce qu’elle dit être : une opération d’assainissement des mœurs publiques, le retour de la bonne vieille et abandonnée « rigueur et moralisation » du Renouveau ? Le malheur de ce projet en principe noble est qu’il soulève à chaque fois des interrogations, en tout cas laisse-t-il de la place à des remarques troublantes, intrigantes et finalement désarmantes.
LEVER DE VERROU, MANDAT DE DEPOT
La chronologie des derniers événements et de la circulation de certaines personnalités dans les rouages de l’Etat intrigue. Reprenons : le mercredi 8 février 2018, Paul Biya procède à la nomination des onze membres du Conseil constitutionnel. Parmi eux, son conseiller juridique, Foumane Akame. C’est son frère, son ami de longue date. Ils ont tous parcouru des dizaines de kilomètres pour aller à l’école de Nden et leurs villages sont proches. Son empreinte sur l’opération Epervier ne fait l’objet d’aucun doute, elle est même documentée. Foumane Akam quitte donc le palais et est contraint de se séparer des dossiers judiciaires qu’il gérait.
Le 2 mars 2018, Martin Belinga Eboutou, directeur du cabinet civil de la présidence de la République, et bien plus que cela, est démis de ses fonctions, à sa propre surprise. Il était en effet hors du Cameroun et n’a pas eu le temps de ranger ses dossiers, y compris, apprendra-t-on, les plus sensibles qu’il ne veut remettre qu’à mains propres à Paul Biya. Ce vieil ami de Paul Biya constituait une digue pour certains et un obstacle pour d’autres. Eh bien, la digue a sauté le 2 mars.
Le 21 mars 2018, à la surprise générale, l’opération Epervier est relancée, avec la mise sous mandat de dépôt d’au moins cinq personnalités et une chasse à l’homme ouverte contre Basile Atangana Kouna. Par ailleurs, des interdictions de sortie du Cameroun sont prises contre une vingtaine d’autres personnalités publiques.
Cette chronologie laisse peu de place au hasard et à ce niveau du pouvoir, il n’ y a pas de coïncidence. Le départ de Jean Foumane Akame a-t-il ouvert la voie aux arrestations ? Belinga Eboutou gênait-il ? Quoi qu’il en soit, l’opération Epervier a un maitre d’œuvre qui inspire et exécute les prescriptions présidentielles. On n’a pas tort de voir Laurent Esso derrière ce déploiement, sans doute le plus important depuis 2006.
Son implication dans les arrestations de Olanguena, Abah Abah et cie avait été établie et documentée alors qu’il était encore secrétaire général de la présidence de la République. A fortiori désormais qu’il trône au ministère en charge de la Justice. Mais un élément intrigue, Me Lazare Atou, présenté comme un de ses pupilles, est aussi interdit de sortie du Cameroun depuis le 19 mars 2018. Si Laurent Esso mène la danse, ce n’est pas lui qui commande l’orchestre.
UN HOMME PRESSE
Paul Biya n’est pas un président ordinairement pressé. Sa gouvernance a toujours été marquée par cette impression qu’il contrôle le temps et n’agit pas sous la pression, ni de celle des hommes ni de celle des événements. Mais la phase que nous venons de traverser est toute particulière, car elle obéit à une chronologie fébrile voire nerveuse. Comme si le maître du temps en manquait désormais.
Le 2 mars 2018 choisi par Paul Biya pour le réaménagement du gouvernement Yang III était jour de rentrée parlementaire. Et pas n’importe quelle session ordinaire : le parlement, réuni en congrès pour la première fois de l’histoire du Cameroun, va recevoir la prestation de serment des membres du Conseil constitutionnel quatre jours plus tard.
Et encore : deux faits parmi les plus importants de l’agenda politique de ces derniers jours vont inexplicablement se télescoper. Le 15 mars, un conseil ministériel a lieu à Etoudi avec l’ensemble de la nouvelle équipe gouvernementale. Au même moment, c’est-à-dire en fin de matinée, s’ouvre la toute première audience solennelle du Conseil constitutionnel, du reste retransmise en direct à la télévision nationale. Ces deux articulations, par leur caractère exceptionnel, méritaient chacune son jour de « gloire » et rien, a priori, n’obligeait Paul Biya à programmer son conseil des ministres un jour qu’il savait déjà pris par une institution que le pays a attendue 22 ans.
Mieux, le dimanche 18 mars, alors qu’il n’est attendu que quatre jours plus tard à Beijing pour une visite de 72 heures en Chine, Paul Biya quitte le Cameroun pour une destination qui n’est pas officiellement communiquée. C’est donc pendant qu’il est hors du pays qu’ont lieu les dernières arrestations de l’opération Epervier. Cela ne s’était jamais produit, le Président s’étant assuré d’être toujours présent au moment de l’incarcération de certains de ses dignitaires. Paul Biya a-t-il pensé que, du fait de son absence du pays, personne ne le relierait à ses événements et que, tous, nous validerions la thèse d’une justice indépendante ?
Il est évident que cet enchainement, ces chevauchements et ces simultanéités ne peuvent être, à ce niveau du pouvoir, des pures coïncidences. Le chef de l’Etat dispose d’un agenda caché, qu’il s’emploie à mettre en œuvre. On n’est pas au bout des surprises.
LE LEURRE PARFAIT
A bien y regarder, le remaniement du 2 mars n’avait qu’un objectif principal : libérer des ministres « éperviables » de leurs fonctions gouvernementales pour éviter la jurisprudence Bapes Bapes (incarcéré alors qu’il était ministre en fonction des Enseignements secondaires et libéré 24h plus tard). Atangana Kouna et Louis Max Ayina ont déjà été interpellés et Mebe Ngo n’est pas certain d’être toujours libre dans les prochains jours.
Car rien n’expliquait un réaménagement du gouvernement en plein processus électoral des sénatoriales et à moins de huit mois des municipales, législatives et de la présidentielle. Paul Biya a profité de cette contingence qu’il s’est offert pour pousser quelques pions sur la question anglophone avec la nomination de deux Anglophones à des postes de souveraineté (Administration territoriale et Enseignements secondaires). Atanga Nji contrôle la territoriale et son réseau de renseignement parmi les plus efficace du pays et Nalova Lyonga a la mainmise sur le réseau le plus étendu de fonctionnaires du pays, avec un budget annuel de plus de 365 milliards (le deuxième plus important du gouvernement après celui des Travaux publics).
La question anglophone, oui, mais le différend de l’ENAM aussi. Paul Biya a tranché pour le collaborateur, transigeant lui-même avec une règle informelle qu’il avait établie : le chef hiérarchique a toujours raison. Sortie du gouvernement de Michel Ange Angouing et maintien de Linus Toussaint Mendjana, renforcé dans ses fonctions de DG de l’Enam. La présence des enfants de Paul et Chantal Biya dans cette prestigieuse école cette année est une donnée qui n’a pas été suffisamment analysée par le Minfopra sortant. Il a été remplacé non pas seulement par un autre fils de l’Est, mais surtout par le directeur adjoint du cabinet civil, Joseph LE. Ce dernier sait comment on traite ce type de cas.
Au demeurant, depuis un mois, Paul Biya donne le ton et le rythme de l’actualité. Il doit tenir cette cadence jusqu’à la présidentielle : donner de l’os à ronger à l’opinion publique, et un nouveau à chaque fois que le précédent perd sa succulence. Toutes les victimes sont alors les « sacrifiées de la présidentielle ».
Parfait N. Siki