Jamais depuis l’indépendance, le 1er janvier 1960, et la naissance de l’État fédéral, le 1er octobre 1961, les Camerounais n’ont été aussi divisés, leurs sentiments tribaux n’ont été aussi affirmés et leur rejet des autres n’a jamais été aussi public. La raison en est que depuis l’avènement du multipartisme en 1990, le régime de Yaoundé n’a jamais mis sur pied des structures de dialogue intercommunautaire ni celles de la formation politique des masses. Pire, il a réussi à faire coller à chaque formation politique l’origine tribale de son fondateur, de sorte que dans la psychologie populaire, tout Parti politique est vu comme un mouvement émanant d’une tribu et appartenant à elle et à elle seule.
Pour y parvenir, le régime s’est d’abord considéré lui-même, à travers ses défenseurs radicaux, comme étant le pays organisateur, c’est-à-dire comme le pouvoir Béti-Fang-Bulu, obligeant ainsi d’autres partis à être vus sous le même prisme tribal, pour rendre effective leur fragilisation sur le plan national. De leur côté, les masses, n’ayant pas reçu de formation politique, entretiennent la perception de l’Undp comme parti des nordistes, du SDF comme parti des Anglophones et du Mrc comme celui des Bamiléké.
Dans les réseaux sociaux, chaque geste, chaque parole est associée à l’origine tribale de son auteur. Un internaute dira par exemple : « Si tel n’était pas de telle tribu, j’aurais partagé ses belles idées » ! Au niveau de l’administration, l’actuel président, Paul Biya, ne s’est jamais prononcé et n’a jamais pris de mesures pour empêcher que les candidats de la minorité Béti-Fang-Bulu, à laquelle il appartient, occupent 60 à 80% de places dans tous les concours d’entrée dans les grandes écoles de formation de l’État (Police, École militaire, École de la magistrature, École de la diplomatie, École des mines et de l’Énergie…).
Pour résoudre les problèmes créés par ces divisions et reconstruire une nation unie et forte, les partis politiques de l’opposition ont cru bon d’inscrire dans leurs programmes la déconstruction de la forme actuelle de l’État aux fins de la création d’une nouvelle république. Mais cette vision rencontre une résistance au sein de l’opinion, puisque, du fait qu’ils sont perçus comme les représentants de leurs tribus respectives, les chefs de partis donnent, par cette conception d’une nouvelle forme de l’État, l’impression de vouloir bâtir un nouveau pouvoir tribal identique au pouvoir Béti-Fang-Bulu. Ainsi, quoiqu’originales, leurs belles intentions tombent dans le piège du tribalisme.
Il apparaît alors que les élections au Cameroun ne sont plus perçues comme le moment du choix du plus rassembleur des citoyens, mais plutôt comme le processus de fabrication d’un nouveau chef tribal. Il faut dire, à ce propos, que le vol de la victoire de John Fru Ndi (SDF) à l’élection présidentielle de 1992 était déjà dû à cette crainte d’une partie de la communauté nationale de voir en émerger un autre.
Ceci donne la preuve que les Camerounais, dans leur écrasante majorité, n’ont pas besoin d’un nouveau chef en octobre 2018, pas plus qu’ils n’appellent de tous leurs vœux la mise sur pied d’une Coalition des Forces de Transition dont le but ne sera pas nécessairement de présenter un candidat unique, futur président de la République, mais un candidat qui dirigera la transition et conduira le pays vers la construction d’une nouvelle république. Les élections d’octobre 2018 ne devront donc pas être considérées comme celles de l’élection d’un président de la République, mais bien comme un référendum en vue d’une transition politique.
Dit d’une autre manière, la conception camerounaise des élections se rapprochant aujourd’hui plus du processus de fabrication d’un nouveau chef tribal que de celui du choix du citoyen le plus rassembleur, les élections d’octobre 2018 perdent de leur valeur, de leur légitimité et même de leur légalité. Dans ce contexte, les organiser pour choisir ce nouveau chef sans avoir au préalable exorcisé les démons du tribalisme, c’est placer la charrue avant les bœufs et conduire le Cameroun tout droit au mur. Par conséquent, le but principal de toute action politique au Cameroun aujourd’hui ne doit pas être d’aller aux élections pour remplacer Paul Biya, car un nouveau président, même issu de l’opposition, ne manquera pas, à côté de l’étiquette tribale qu’on lui collera, de nourrir les craintes d’un remake du présidentialisme à outrance auquel Ahmadou Ahidjo et Paul Biya avaient et ont habitué les Camerounais.
Le but ultime de l’action politique aujourd’hui est plutôt la création d’une Coalition des Forces de Transition qui travaillera à faire naître la nouvelle république, puisque le pouvoir actuel est réfractaire à cette idée. La Coalition des Forces de Transition doit être représentée par les personnalités issues de tous les milieux (politiques, syndicaux, civils, religieux, économiques, intellectuels, culturels) et être dirigée non par un président, mais par un présidium composé de tous les chefs de partis de l’opposition dont l’un sera choisi pour affronter le chef du parti au pouvoir en octobre 2018.
La coalition mise sur pied, il s’agira alors de transformer l’élection présidentielle d’octobre 2018 en référendum pour une nouvelle république. Le chef du présidium, une fois élu, sera considéré comme chef de la transition et non comme président de la République. Sous la direction du présidium, la Coalition des Forces de Transition mettra sur pied les structures de formation politique des masses, puis organisera, dans un délai de deux ans, le Dialogue National Inclusif − tant souhaité des Camerounais − à l’issue duquel les premières élections véritablement libres, transparentes et démocratiques seront organisées en 2020 sur la base d’un code électoral consensuel, d’un scrutin de liste, des débats officiels entre candidats et d’un possible deuxième tour. Tel est le méta-projet de société que l’opposition doit proposer au peuple camerounais.
Maurice NGUEPÉ
Le 06 mai 2018