CAMEROUN: LE TRIBALISME D’ETAT DANS TOUS SES ETATS

Pour aborder le problème du tribalisme politique, il me semble plus indiqué de commencer par marquer la différence fondamentale qui existe entre le mot « tribalisme » et celui de « tribalité » qui, en aucun cas, ne saurait véhiculer ni projeter une connotation péjorative d’autant plus qu’il ne désigne rien d’autre que l’appartenance d’un individu à une tribu, appartenance généalogique et géographique subie et non voulue ou choisie, mais pré-déterminée par la nature (le sort ou le destin) et qui par conséquent, ne saurait être considérée ni comme un privilège, un mérite ou un handicap. Personne ne choisit sa tribu, ses parents, son sexe, son pays, son teint, sa silhouette, sa taille…

Personne ne choisit de naître, de ne pas naître, ni là où il veut naître. La tribalité est donc consubstantielle à la naissance, c’est-à-dire inexorablement liée à tous les hasards et contingences qui entourent la venue d’un individu au monde. Elle est génétique, congénitale et irréversible. Mon objectif n’est pas ici celui d’examiner un tribalisme simplement proche ou corollaire de la tribalité, c’est-à-dire la simple animosité ou opposition, le simple rejet ou antagonisme des individus ou des groupes tribaux du fait de ce qu’ils sont originaires de souches ethniques différentes. Il ne s’agirait là que des humeurs passagères ou d’une banale pathologie de xénophobie que le gène de la légendaire et séculaire hospitalité des Africains entre eux et envers les autres, à défaut de l’avoir totalement neutralisée, a suffisamment affaiblie, fragilisée et mutilée.


En revanche, le tribalisme politique qui nous interpelle ici est bien plus virulent et ravageur. Avec un accent sur son suffixe « isme », il sonne comme fascisme et nazisme et s’appréhende comme une doctrine, une idéologie ou une philosophie de haine et d’exclusion de l’autre ou des autres, tout simplement à cause de leur origine tribale, leur lieu de naissance, leur généalogie.

Il s’agit donc d’un programme, d’un projet de société minutieusement conçu, scientifiquement élaboré et consciencieusement codifié et mis en œuvre pour atteindre un but clair ; le tribalisme politique est presque toujours fondé sur la croyance égotiste absurde selon laquelle sa tribu à soi, pour une raison ou pour une autre, est « supérieure » à celle des autres et est, de ce fait, plus apte à exercer le pouvoir politique dans toutes ses ramifications, à dominer sur les autres, à bénéficier et à jouir de privilèges sociaux exclusifs et autres de façon quasi-héréditaire.


C’est le mal dont souffre le Cameroun entre autres et c’est ce à quoi pense M. Ateba Eyene, un intellectuel organique du parti au pouvoir que l’on ne peut aucunement soupçonner d’accès de haine envers sa propre tribu et son parti, lorsque dans son livre à succès intitulé Paradoxes du Pays Organisateur…, il montre, chiffres à l’appui, que pendant la durée de son règne, le Président de la République a toujours fait la part belle aux membres de sa tribu dans les nominations à des postes de responsabilités les plus importants dans le pays : « cinq (05) Secrétaires généraux de la présidence de la république, vingt-deux (22) ministres, quarante-deux (42) Directeurs Généraux de sociétés d’Etat, Cinq (05) Généraux d’armée, deux (02) Directeurs du Cabinet Civil de la Présidence, huit (08) recteurs et Chanceliers d’Universités, dix (10) Directeurs de Grandes Ecoles, dix-sept (17) Présidents de Conseil d’Administration (PCA) de sociétés d’Etat etc. »


C’est donc une organisation sociale et politique fondée sur l’appartenance des individus à des tribus, des ethnies ou des clans spécifiques, les mots clans, tribus et ethnies étant tous ici presque synonymes puisque se rapportant à des groupes liés entre eux par une certaine consanguinité. C’est l’exacerbation des différences entre les groupes tribaux et l’instrumentalisation de celles-ci pour combattre des rivaux en vue de conquérir et/ou conserver le pouvoir politique.


Le tribalisme politique est donc un narcissisme qui conduit au culte névrotique du moi (sa tribu) et à la poursuite trop exclusive de son développement. Il peut, lorsque poussé à l’extrême, déboucher sur la volonté d’assujettir, d’asservir, d’anéantir ou d’éliminer les autres. Au tréfonds de chaque tribaliste politique, il y a une volonté latente et incompressible d’extermination des autres ou d’épuration ethnique constamment aux aguets, n’attendant que le moindre déclic pour se mettre en branle.


Dans son livre intitulé Tribalisme et Exclusions au Cameroun : le cas des Bamiléké, M. Kago LELE soulève le cas de Charles Okala qui en 1961 avait proposé « qu’on rassemble de force les Bamilékés dans une région, notamment en forêt, qu’on les arrose d’essence et qu’on y mette du feu » et de celui d’un BOT BA NDJOCK, professeur de linguistique et d’ethnologie qui un jour de 1966 avait confié à ses étudiants de l’ENAM : « J’ai conseillé au président AHIDJO de prendre son courage et de régler une fois pour toutes le problème Bamiléké en organisant leur extermination dans une guerre où les autres ethnies seraient invitées à s’unir pour combattre cet ennemi commun ».


C’est pourquoi les moindres malentendus et animosités ethniques sont exploités, exacerbés, et tournent le plus souvent en hostilités, en affrontements et en atrocités qui auraient pu facilement basculer et dégénérer en guerres civiles ou d’épuration ethniques si les manipulateurs de l’ombre, une fois leurs objectifs atteints, n’actionnaient l’interrupteur qu’ils manipulent au gré de leurs intérêts. En effet, le tribalisme politique date de l’époque coloniale.


Il a été simplement réadapté aux couleurs et aux réalités locales et appliqué avec beaucoup plus de dextérité, de cynisme et de brutalité par les différents sous-traitants que les colonisateurs nous imposent pour gouverner (nous abrutir ?) en leurs lieu et place.


« Diviser pour mieux régner » est la stratégie infaillible que le Français LYAUTEY a inoculée aux dirigeants néocoloniaux Quand, faisant semblant de partir, il se dissimulait derrière le rideau pour mieux surveiller la scène des horreurs ainsi programmées. C’est un endoctrinement empreint d’une cruauté, d’un réalisme et d’un cynisme politiques des plus machiavéliques : « S’il y a des mœurs et des coutumes à respecter chez nos colonisés, il y a également des haines et des rivalités qu’il faut démêler et utiliser à notre profit, en les opposant les unes aux autres, et en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres ».


Avec une telle clarté, nos dirigeants n’ont eu qu’à remplacer « colonisés » par « gouvernés » et la recette polyvalente pouvait maintenant être utilisée à toutes les sauces auxquelles les néo-colonisés devaient être mangés!


Pour « opposer les tribus les unes aux autres et s’appuyer sur les unes pour mieux vaincre les autres », il suffit de choisir ses alliés du moment et d’indiquer les autres à leur vindicte en les présentant comme des « Etrangers » qui, comme le mot le suggèrent, ne manquent pas d’être étranges, bizarres et porteurs de menaces contre les populations « autochtones ».

L’étranger n’est jamais un invité ; Il est et reste toujours un intrus, un suspect, un parasite, un indésiré, un envahisseur, un prédateur et un usurpateur qu’il faut combattre, mettre en quarantaine ou renvoyer à sa terre d’origine.


C’est pourquoi, après avoir présenté le Bamiléké comme un caillou dans la chaussure du Cameroun qui allait à l’Indépendance, Lamberton, pour enfoncer le clou, ajoutera : « L’histoire obscure des Bamiléké n’aurait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle ne révélait pas à quel point ce peuple est étranger au Cameroun ».

Après avoir ainsi présenté le Bamiléké comme un « métèque », un étranger dans son propre pays, les Français avaient ainsi réussi à couper le cordon ombilical qui le reliait à ses autres compatriotes, à le couper de la généalogie nationale et de son droit du sol ; il pouvait donc être impunément traqué, poursuivi, combattu, intimidé et peut-être devrait-il aussi chaque année payer et renouveler sa carte de séjour, remplir les formalités réservées aux Etrangers ou subir les brimades et autres humiliations qui sont le lot quotidien de tous les « sans papiers » !


De même, comme tout étranger, il devenait victime de toutes sortes d’exactions, le coupable et le bouc-émissaire idéal de tous les maux qui pouvaient frapper « son pays d’accueil ».

C’est ainsi qu’en 1956, les Bamilékés sont accusés d’avoir été provoqué les émeutes qui ont eu lieu en 1955 à Sangmélima dans le cadre de la lutte pour l’Indépendance. Sous le regard complice et amusé de l’Administration Coloniale, des Chefs de Région, de Subdivision et des hommes politiques camerounais de la ville, les Bamilékés sont brutalisés, leurs commerces sont saccagés, pillés, incendiés et par camions militaires entiers réquisitionnés pour la circonstance, ils sont renvoyés « chez eux », la plupart sans la moindre valise, pour sombrer définitivement dans des névroses ou recommencer à zéro pour les plus résilients. En 1958/59, la même chose se répète contre eux à Ebolowa, dit-on, sous l’instigation de M. Charles Assalé. Depuis lors, les graines du tribalisme semées par Lamberton et ses semblables ont germé et, comme toutes les mauvaises herbes, ont envahi tous les secteurs de la vie sociale et politique au Cameroun. Beaucoup de tribus sont aujourd’hui en train de goûter aux fruits amers que ces plantes vénéneuses ont produits.


Car même après l’Indépendance, il n’est pas sûr que certaines tribus, ainsi étiquetées depuis des lustres, aient réussi à « reconquérir leur nationalité camerounaise arrachée » ou du moins, à se faire naturaliser. Nul ne peut évaluer le tribut que les Bamilékés et les Bassas ont payé pour l’avènement de l’Indépendance, les Français n’ayant pas lésiné sur les moyens pour les effacer de la carte du Cameroun.


Après les élections présidentielles controversées de 1992, dans les villes et villages du Centre et du Sud qui sont supposés être les bastions imprenables du parti au pouvoir, les « allogènes » soupçonnés d’avoir voté pour « l’opposition étrangère » et non « au fils bon teint du pays » ont, comme toujours, vu leurs biens pillés, leurs maisons incendiées et ont été brutalement « rapatriés ».
L’an passé encore, après les émeutes de la faim, on a officiellement annoncé que les « casseurs » qui ont tenu cinq provinces pendant des jours étaient venus de Bamenda et de Bafoussam. Des ministres et pontes du parti au pouvoir, pompeusement appelés « Elites » aussi bien à Yaoundé qu’à Douala, ont alors sauté sur l’occasion pour exprimer tout haut ce qu’ils pensaient tout bas, en pondant des pamphlets xénophobes les plus violents qui aient jamais existés pour déclarer une guerre sans merci « à ces prédateurs venus d’ailleurs » à qui il était bruyamment conseillé de rentrer semer le désordre « chez eux ».

Des naïfs ont pensé que le président de la république interviendrait pour remettre de l’ordre dans ses rangs. Mais pour faire écho aux siens, à l’expression « prédateurs venus de loin », il adjoint le compliment « apprentis sorciers » que seuls les amnésiques n’ont pas pu rapprocher au très célèbre « Quand Yaoundé respire, le Cameroun vit », Yaoundé ne jouant ici qu’un rôle métaphorique polysémique. Ainsi, dans tout le pays, pour être efficace, le tribalisme politique sait toujours vibrer sur la même longueur d’ondes !


On se souvient encore de ce mémorable mémorandum des prêtres autochtones de l’Archidiocèse de Douala après la nomination de Mgr SIMO, un évêque « allogène » ; des animosités soulevées par la nomination de feu Mgr André Wouking à Yaoundé alors que Mgr Atanga nommé en même temps était accueilli en grande pompe à Bafoussam, du pamphlet du Cercle Clavis signé par MM Simon Pierre Tchoungui, Florent Etoga Eily, François Elie Ntonga.

On n’a pas encore oublié la vogue de « l’ethnofascisme » et ce scandale de juin 1989 au centre de Baccalauréat de Bafoussam où un tribaliste doctrinaire a manipulé sans état d’âme les notes et violer les textes réglementaires pour fausser les taux de réussite des enfants de l’Ouest.


Devons-nous parler de la Banque Unie de Crédit (BUC) qui a été paralysée par l’administration malgré les décisions favorables de la Cour Suprême, du Supermarché Prima à Bastos arbitrairement fermé à la veille de son ouverture par le ministre du développement industriel et commercial qui, pour comble de cynisme, est allé assister lui-même à l’inauguration de Prima Abidjan lorsque le promoteur frustré s’y est exilé et y a installé ses magasins pour employer des Ivoiriens aux détriments des Camerounais? Que dire de cet important groupe scolaire, le très célèbre Collège Monthé, investissement de plusieurs milliards dynamité en pleine année scolaire le 10 février 1980 sans investigation ni état d’âme pour des arguties qui n’ont jamais convaincu personne ?
Sur le plan de l’acquisition des biens immobiliers, un ministre de l’urbanisme du Renouveau, par la note de service n°00105/Y10/ MINUH/A du 02/11/87 complétée par la note de service n°0062/Y10/MINUH/D000 du 03/07/89 a suspendu toutes les opérations dans un rayon de 20Km autour de la Capitale Yaoundé, en vue d’interdire l’accès des allogènes à la propriété foncière et éviter ce que dans le cadre d’un Comité de réflexion de l’UNC mis sur pied en 1984, on a appelé « les risques de palestinisation » du pays.


Voici ce qu’en pense Mongo Béti dans La France Contre l’Afrique, p.63 : « Depuis l’Indépendance et tout particulièrement depuis l’accession au pouvoir de Paul Biya, Yaoundé est empoisonnée par les hostilités que l’Etat, fidèle à une idéologie tribaliste dont il n’a jamais fait mystère, entretient sourdement contre les membres de l’Ethnie Bamilékés (et autres allogènes) installés dans la capitale. Cette guerre, en même temps qu’elle illustre la tragédie, entièrement orchestrée par le parti unique, de la mésentente des tribus dans tout le pays, l’impulse aussi en donnant le la aux nombreuses ethnies qui doivent cohabiter avec une communauté Bamiléké à travers le territoire national. C’est surtout sur le terrain de l’accession à la propriété foncière, et, incidemment, sur la liberté du commerce, que se cristallise la confrontation avec les Bamilékés, commerçants le plus souvent.

Il continue : « On a vu des autochtones putatifs envahir et occuper spontanément la maison ou le terrain d’allogènes dont ils contestaient le droit de propriété sur une base non juridique, mais purement tribale. Dans certains cas, ces individus ont ouvert un chantier sur la parcelle ainsi squattérisée, sans que la police, pourtant alertée, intervienne. Dans d’autres cas, on a expulsé le propriétaire légitime à coups de machette. L’immobilisme ainsi créé artificiellement entrave les échanges, brouille les prix, paralyse l’initiative, dresse bien entendu les soi-disant autochtones contre les prétendus envahisseurs. Le pouvoir politique seul peut tirer parti d’une telle situation, mais au grand dam de l’économie et donc du développement ».


Dans le domaine des affaires, on a vu des autorités administratives, par des manœuvres souterraines, organiser le boycott des produits d’entrepreneurs camerounais ou pousser certains nationaux à la faillite et à l’abandon par des intimidations et harcèlement insupportables ou des redressements fiscaux injustifiés afin de les remplacer par des Italiens, des Grecs, des Français, des Libanais, des Indo-pakistanais, des Chinois et autres Etrangers auxquels elles accordaient de larges franchises et exonérations en tous genres.


Au Cameroun, le tribalisme politique traque ses cibles même au-delà de nos frontières: lors des années 98/2000, Mme Elisabeth Bassong, alors ambassadrice du Cameroun en Belgique avait négocié et obtenu un pactole d’environ six milliards pour le développement local, mais la facilitation camerounaise avait tôt fait de torpiller cette initiative de financement sous le prétexte que c’est l’opposition qui avait gagné la plupart des grandes Communes et qu’il ne fallait pas que cet argent rende service aux « mauvaises tribus ».


Même la présence des Camerounais dans des Institutions Internationales n’échappe pas à ses coups de boutoirs. Un ministre de la république, écrivain colonial reconverti dans la politique, a un jour écrit au Président de la république pour : « attirer sa haute attention sur le déséquilibre dans la représentation du Cameroun au sein des organisations internationales, représentation assurée essentiellement par les ressortissants des provinces ayant démontré à maintes reprises leur hostilité au chef de l’Etat ».

Après avoir cité tous ceux dont il était question, il a poursuivi, pince sans rire : « Certes, ces compatriotes ont trouvé pour la plupart leurs emplois sans appui du gouvernement camerounais, uniquement en raison de leurs compétences et de leur activisme. Mais, conclut-il, cela ne change rien au fait qu’ils sont tous de la même aire géographique. »

Comme solution, M. OYONO Léopold, pour ne pas le nommer, pense « qu’il serait souhaitable de définir dès à présent une politique systématique de placement à l’avenir dans les organisations internationales, des ressortissants des provinces du Centre, du Sud et de l’Est qui ont toujours démontré leur adhésion aux idéaux du Renouveau. »


Quant aux candidatures des Nana Sinkam et Monekosso qui avaient été présentés sur ordre du chef de l’Etat, le fin stratège conseille : « Je souhaite vous entretenir de vive voix, notamment compte tenu de tout ce qui précède car il faudrait, d’une manière ou d’une autre mettre en place des stratégies confidentielles afin qu’elles ne bénéficient pas réellement du soutien que nous avions annoncé officiellement».


Ainsi donc le Cameroun préfère perdre des postes importants dans des organismes internationaux que d’y être représentés par des fonctionnaires compétents qui ne sont pas originaires de « la bonne aire géographique », même si ceux-ci n’ont pas bénéficié de l’appui de leur pays pour y parvenir.

On comprend maintenant plus clairement la zizanie qui a entouré la candidature de notre compatriote Issa Ayatou à la tête de la FIFA lorsque quelque Ambassadeur itinérant du football et d’autres Camerounais ont été stipendiés pour aller le combattre. Mieux vaut un Suisse ou un Allemand à la tête de la FIFA qu’un Camerounais originaire d’une « mauvaise tribu ». Voilà le genre de coups fourrés que la plupart de hauts fonctionnaires camerounais subissent régulièrement de leur propre gouvernement dans les couloirs de la diplomatie internationale.


Dans Les révélations de Jean Fochivé (pp. 26-27), Frédéric Fenkam nous résume en ces termes la courbe exponentielle que le tribalisme politique a prise en son absence : « Je viens encore de vivre un an au Cameroun que j’avais quitté quelque temps après la mort de mon oncle et n’y revenais que pour de brefs séjours. Qu’est-ce qui a changé ? Je ne peux pas le savoir ; tout paraît calme. Mais il y a dans l’air un climat de haine, de frayeur et de terrorisme que nul ne peut décrire. L e tribalisme jadis encore latent s’est institutionnalisé à la limite et tout le monde a l’air de s’en accommoder. La corruption, longtemps décriée par la communauté internationale, s’est occultée et est devenue une pratique quasi morale. Les malversations dans l’administration de l’Etat se sont aggravées à tel point que tous les Camerounais ne rêvent que d’occuper un poste de responsabilité administrative, ne serait-ce que l’espace d’une seconde. »


Pour aller jusqu’au bout de sa logique de tribalisme politique, le Cameroun a mis sur pied le monstre qu’on appelle ici la politique de l’équilibre régionale, régional n’étant ici qu’un synonyme démagogique de tribal. Cette absurdité est née sous le règne de feu le président Ahidjo avec d’abord des conditions d’études et de sujets d’examens officiels différents pour le Grand Nord et le Grand Sud du Cameroun et ensuite par l’entrée à l’ENAM avec l’exigence du BEPC pour les ressortissants du Nord et du BACC pour ceux du Sud (listes A et B). C’est Yves Mintoogue qui, dans un brillant article intitulé « la fabrication de l’Unité nationale au Cameroun : dynamique consensuelle ou projet hégémonique » qui a su trouver les mots justes pour désigner l’équilibre régional qu’il appelle « trafic vicieux de la diversité ethnique et déséquilibre régional » !


L’équilibre régional est resté une pratique non écrite jusqu’au 07 septembre 1982, lorsque le décret n°82/407 et l’arrêté n°010467/MFP/DC du 04 octobre 1982 ont officialisé la gestion ethnique du Cameroun en définissant, sur une base tribale et arbitraire, le nombre de places réservées à chaque tribu aux différents concours d’accès aux Grandes Ecoles et par conséquent de recrutement à la Fonction Publique. Les quotas attribués aux tribus ne correspondent ni à leur poids démographique, ni à leurs valeurs intrinsèques, ni au poids de leur contribution au développement. Le plus grave, c’est que cette politique inique qui n’est rien d’autre que ce qu’en Afrique du Sud on a appelé sous l’Apartheid la « Job Reservation Act » consacre la « bantoustanisation » du pays et ne semble pas être une mesure transitoire. Elle a résisté au temps et aujourd’hui, elle semble plus que jamais à l’ordre du jour.


Elle a fait dire du Cameroun qu’il était l’habit d’Arlequin ou une république ethnique, un barbarisme d’autant mieux toléré que pour décrire des maux barbares, il faut recourir aux mots tout aussi barbares. L’équilibre régional est une politique de nivellement par le bas et de promotion de la médiocrité qui exacerbe la conscience tribale entre les Camerounais et entre les membres de chaque groupe tribal : il fausse le caractère national des concours et oppose les gens de la même tribu, puisque la compétition ne se joue plus qu’entre les candidats issus du même groupe tribal, quel que soit leur nombre, leurs moyennes obtenues, leur résidence et leur ancienneté à cet endroit. Il favorise les replis et les revendications identitaires qui peuvent aller jusqu’aux irrédentismes et crée la haine et la zizanie dans les familles, chacun considérant désormais son propre frère ou sa propre soeur comme un obstacle à sa réussite et à réalisation personnelles. C’est ce qui explique les haines mortelles que M. Ateba Eyene déplorait entre les élites de la même région. Chacun voudrait éliminer ses potentiels concurrents, fussent-ils membres de sa propre famille, et rester le seul choix possible, que dis-je, le seul miracle en cas de recrutement ou de nomination.


L’équilibre régional consacre le partage comme fondement de la coexistence pacifique, oubliant d’une part le paramètre du mérite et de la production (du rendement) et d’autre part, que le partage n’est possible que s’il existe quelque chose à partager.

Le Cameroun n’est plus alors considéré comme un devenir commun à construire, mais un éléphant à dépecer et à partager. Les Camerounais deviennent ainsi des citoyens à la nationalité douteuse et transitoire, se battant seulement sur le chantier du partage et non de la production et de la construction et toujours prêts à émigrer lorsqu’il n’y aura plus rien à partager. C’est cette conception qui fait croire que chacun qui détient une parcelle de pouvoir, aussi petite soit-elle, est l’ambassadeur de la tribu à la mangeoire et ne devrait mettre les fonds publics qu’au service des siens. Le ministre, le Directeur, le chef de service etc. ne sont plus des fonctionnaires au service de la nation mais à celui de la tribu.


M.Issa Chiroma, le nouveau ministre de la communication l’a bien compris qui disait dernièrement pour justifier son entrée au gouvernement que « le problème est de savoir si on veut être la proie ou le prédateur ». Pour lui, comme pour la plupart des Camerounais, il ne fait plus de doute que tous les gouvernements de M. Biya sont des gouvernements de prédation multiforme et multisectorielle. Le patriotisme, entendu comme l’amour de la patrie et concrétisé par le désir et la volonté de se dévouer et de se sacrifier pour la développer et la défendre en particulier contre les attaques armées s’effrite, s’amenuise, s’estompe et disparaît même, chacun ne donnant en retour au pays que proportionnellement à ce qu’il en reçoit. D’ailleurs, le phénomène des dynasties administratives qui sont en train de se mettre en place, ajouté à la vente à des prix astronomiques des concours et des recrutements, fait que les quotas tribaux officiels ne sont même plus respectés, ce qui exacerbe encore plus les frustrations et le rejet du régime en place.
On a vu des familles entières entrer à l’ENAM, à Polytechnique, à l’IRIC, à l’EMIA et d’autres grandes écoles qui s’ouvrent directement sur le travail et l’enrichissement rapide et illicite afin de remplacer les parents au bord de la retraite ou au soir de leur vie.
L’équilibre régional, qui en fait n’équilibre pas les régions, mais certains individus et certaines familles, empêche la mobilité sociale, perpétue ainsi les inégalités et les transmet de génération en génération. Le fait par exemple d’enlever Maurice pour le remplacer par Madeleine du même village et de la même région, n’ajoute ni au village ni à la région un nouvel équipement susceptible d’améliorer le quotidien des populations précarisées : une route, un dispensaire, une école etc. Pour avoir un sens, l’équilibre régional doit d’abord miser sur le mérite et les compétences pour maximiser la production afin d’envisager et de faciliter la redistribution. Ensuite, il doit procurer à tous les Camerounais les moyens nécessaires leur permettant de se battre d’égal à égal sur tous les terrains. Ceci passe par la réhabilitation de l’émulation et au développement harmonieux et équitable de toutes les régions, de manière à limiter ou à endiguer l’exode rural et à faire que chaque fonctionnaire soit fier d’aller partout où il est affecté parce que le confort et le minimum vitaux l’y attendent. Quoi qu’il en soit, la revendication de la justice pour soi ne peut en aucun cas être fondée sur l’injustice envers les autres, tout comme sa survie à soi ne doit pas être nécessairement conditionnée par la mort des autres. C’est le tort des tenants de l’équilibre régional qui veulent justifier qu’en refusant un candidat qui a 18/20 pour admettre un autre qui a 08/20, ou en prenant un titulaire du BEPC ou du BACC là où on exige la licence pour répondre au respect des quota tribaux est un acte de justice et d’équité. Cette pratique, depuis qu’elle existe, n’a pas permis aux bénéficiaires de se battre pour sortir de l’ornière et se placer, de leurs propres forces, au-dessus du lot. Au contraire, ils n’ont été confortés que dans leur revendication de la place d’éternels assistés, qui est réservée aux sous-hommes ou aux handicapés. Si la manne tombait du ciel tous les jours, personne ne se tuerait au travail en cherchant à manger son pain à la sueur de son front !
J’ai entendu des gens dire que c’est ce qu’on appelle ailleurs la discrimination positive, aussi appelée la politique du handicap, c’est-à-dire l’ensemble des mesures destinées à favoriser l’insertion ou la réinsertion économique et sociale des personnes affectées d’un handicap physique, sensoriel ou mental. Il s’agit donc des gens qui du fait de leur handicap ne peuvent pas vivre de façon autonome. Pourquoi tient-on à faire injure à certains de nos compatriotes en les présentant comme des tarés, des handicapés physiques, sensoriels ou mentaux et en ternissant la fierté et l’honneur de ceux ces tribus qui réussissent par eux-mêmes ? M. Vroumsia Tchinaye, un vaillant ressortissant du Grand Nord, n’a pas pu supporter cette humiliation des siens et l’a craché au visage de M. Ahidjo lors d’une cérémonie de sortie des lauréats de l’ENAM. Quelques décennies après, il se trouve toujours de prétendus intellectuels pour défendre cette aberration.

Que ce soit aux USA ou ailleurs, la discrimination positive n’a jamais permis de recruter n’importe qui à la NASA, à l’Ecole de médecine, à Polytechnique ou dans des domaines qui exigent une technicité et des compétences aiguës, ainsi qu’une permanente remise en cause. Recruter de faux ingénieurs, de faux médecins, de faux enseignants, etc. pour faire honneur à des tribus peut se révéler plus tard comme un crime contre l’humanité. J’ai un ami qui n’accepte jamais de se faire examiner ou soigner par son fils pourtant médecin. Il sait bien qui il est, comment il est entré au CUSS et comment il en est sorti. Mais pourquoi diable laisse-t-il que cet « assassin à la blouse blanche » « euthananise » les autres en prétendant les soigner ?
Avec tout ce qui précède, nul ne peut dire qu’au Cameroun, le tribalisme politique n’est pas pratiqué jusqu’à la caricature. Lors des élections, M. Biya ne concède quelques sièges aux partis d’opposition que dans les régions de naissance de leurs leaders respectifs et ce n’est pas une surprise si ces derniers ne réussissent jamais à présenter des listes ni à battre campagne dans les régions qui sont considérées à tort ou à raison comme les fiefs du RDPC. On a même vu le SDF interdit de défilé du 20 mai à Sangmélima, le préfet demandant à ses responsables locaux d’aller le faire à Bamenda. Lorsque le MDR, l’UNDP, l’UPC etc. sont entrés au gouvernement, nul n’a été surpris de constater que bien qu’ils se proclament partis nationaux et qu’ils aient eu des voix un peu partout, les porte-feuille ministériels et autres qui leur avaient été concédés n’ont été attribués qu’aux ressortissants de leurs tribus respectives.
En 2004, avec 17 candidats à l’élection présidentielle, seul M. Paul Biya a eu des voix ou a gagné dans les « fiefs » des autres postulants. Toute la région du « Grand Sud » réservant à « leur fils » et à lui seul la totalité de leurs voix, comme pour dire qu’il ne votera jamais pour quelqu’un qui ne soit pas de la tribu.

Le RDPC a ainsi au fil du temps transformé les élections en un concours du tribalisme, les gens de la tribu du président de la république se classant toujours au sommet de cet ignoble palmarès. A chaque élection, on entend toujours dans cette zone : « L’opposition ne passera pas, tous les Béti sont derrière leur « frère ». C’est pourquoi il est presque toujours impossible à l’opposition de présenter des candidats ou de s’implanter dans cette zone viscéralement hostile.

Les memoranda qui fleurissent ces derniers temps et auxquels le président de la république fait suite, montrent que le pays est en lambeaux, que la république disparaît et que la tribu triomphe. Malgré la nullité du mandat impératif, à l’Assemblée Nationale, les députés ne se battent que pour des avantages exclusifs à leur tribu. L’ENS de Maroua n’était que la cerise sur le gâteau.
A problème politique, solution politique ? Oui, mais au Cameroun le tribalisme politique n’est pas un problème. C’est plutôt une solution, puisque nous venons de démontrer qu’il s’agit d’un programme politique et d’un projet de société qui conviennent parfaitement à un régime antidémocratique et à des dirigeants illégitimes qui veulent se présenter comme des champions du clientélisme politique.

Lorsque des gens s’appuient sur la corruption, la manipulation, l’exploitation et l’instrumentalisation des tribus pour accéder et se maintenir au pouvoir, on ne peut pas s’attendre qu’avec eux, le fait ethnique ne prenne pas le pas sur le fait idéologique, ou plutôt, que leur idéologie soit autre chose que l’exacerbation du tribalisme. Lorsque des dirigeants partent chercher leur légitimité à Paris, à Londres ou ailleurs qu’auprès de leur peuple, on ne peut pas attendre d’eux que le mérite soit le critère de sélection, de réussite ou d’ascension sociale. Cela pourrait impulser le développement et faire que nous cessions d’être des débouchés pour des produits occidentaux.

Le tribalisme politique se nourrit essentiellement de cooptations et de décrets. Le jour où les Camerounais auront des dirigeants qu’ils ont eux-mêmes choisis à travers des élections véritablement équitables et transparentes, où ils auront eux-mêmes choisi la forme de l’Etat qui leur convient, le fédéralisme ou une large décentralisation, ils pourront détribaliser leur citoyenneté et se libérer du joug du tribalisme politique et de celui des dirigeants inextricablement empêtrés dans les contradictions de l’Etat Unitaire qu’ils prêchent du bout des lèvres et des actes de discrimination ethnique et de fédéralisme tribal qu’ils posent au quotidien.


© Takougang Jean, TRADUCTEUR -RELECTEUR, Prof de Traduction YDE I
Publié par camerounlibre samedi, septembre 26, 2009

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