Penser qu’au Cameroun, il n’y a ni tribu de gouvernants, ni tribu de gouvernés, et qu’il n’y a qu’un seul pouvoir, celui du peuple camerounais, relève, soit de l’espérance qu’il en sera ainsi après l’alternance du pouvoir, soit de l’hérésie absolue. A moins que quelqu’un ait reçu mission de persuader les Camerounais que ce qu’ils voient et entendent, ou vivent dans leur chair depuis 37 ans n’existe pas. Ou alors, à moins d’être du genre à penser que « quand Yaoundé respire, le Cameroun vit » et donc à ne penser au Cameroun que quand Yaoundé cesse de respirer.
Si l’hypothèse de l’espérance est utopique, celle de l’hérésie est cruellement réelle. Il n’existe que 2 tribus au Cameroun. D’un côté celle qui, en guise de gouvernance, a pour mission impérative de perpétuer l’administration coloniale dont l’objectif est l’asservissement du peuple camerounais et l’exploitation de ses ressources, et qu’on peut appeler « la tribu des gouvernants ».
De l’autre, « la tribu des gouvernés » qui est maintenue dans l’obscurantisme afin d’être mieux asservie aux intérêts étrangers, afin d’être mieux manipulée comme alibi électoral ; celle qu’on formate et programme pour son autodestruction ; celle qu’on appauvrit le plus possible pour qu’elle vive de l’aide humanitaire ; celle dont 94% de la population active (9,5 millions de personnes) doivent vivre avec 36 000 FCFA par mois ; celle que l’on tracasse, que l’on brime et que l’on réprime pour la rendre docile afin qu’elle ne crie jamais sa douleur ; celle dont on instrumentalise les composantes pour les dresser les unes contre les autres à force d’inégalités, parce qu’il faut diviser pour régner à perpétuité ; celle à qui on vend l’illusion démocratique et enseigne l’idolâtrie du prince gouvernant ; celle qu’on nourrit des leurres et mensonges. Etc.
La création de ces 2 tribus est l’œuvre d’un disciple de Nicolas Machiavel qui en 37 ans a su patiemment, résolument et avec méthode, isoler d’un côté les plus vaillants du peuple camerounais (toutes ethnies confondues) pour les diaboliser, les déshumaniser et les néantiser, et de l’autre, promouvoir les plus médiocres (toutes ethnies confondues) à qui il octroie des privilèges indus (au point de s’en vanter devant Marafat, semble-t-il), pour en faire une oligarchie de créatures zélées, toujours plus agressives envers les premiers afin de préserver leurs privilèges. A se demander si ce ne fut pas la seule et ultime occupation d’un homme qui n’a vécu que de pouvoir, dans le pouvoir, par et pour le pouvoir pendant 58 ans, et entend y mourir.
Dans la tribu gouvernante (ou des gouvernants), qui n’a donc rien à voir avec une appropriation ethnique quelconque du pouvoir, tout est permis sauf de lorgner le siège du Prince.
Les ministres peuvent vider les caisses de l’Etat pour se constituer des « matelas financiers » dans les paradis fiscaux, ou dans les plafonds et murs de leurs « châteaux ». Des dignitaires du système peuvent joyeusement dépenser 5 millions de francs par jour pour se faire plaisir, tandis que leur domestique doit vivre avec 36 000 F par mois. Qu’ils aient été « élus » ou nommés, ils croient avoir le droit inné, comme ces prédateurs que décrit la fable de La Fontaine, de « dévorer » impunément force moutons et bergers, pendant que dans la tribu des gouvernés, il n’y a que des ânes porteurs de tous les fardeaux, qui n’ont pas le droit de braire sous le poids de leur souffrance, sans être accusés d’antipatriotisme ou de terrorisme.
Contrairement à ce que fait croire notre constitution, la tribu gouvernante ne tire pas sa force du mandat que le peuple lui a prétendument donné, et peut en exiger des comptes. Elle achète sa puissance et son impunité chez Lucifer, et doit les payer cash chaque jour, avec la souffrance qu’elle impose aux gouvernées. L’élection n’est alors qu’un piège pour « capturer » la souveraineté du peuple et se l’approprier contre le peuple.
La vérité, c’est qu’à force de se mentir et de mentir sur sa nature et ses missions néocoloniales, et de confisquer les droits des gouvernés pour ce faire, la tribu gouvernante est passée du stade de la paranoïa arrogante à celui de la schizophrénie, qui lui fait confondre désormais le peuple camerounais avec une masse virtuelle, à qui le chef de la tribu peut ordonner d’être « des artisans résolus de l’intégration nationale » que met pourtant en péril son clientélisme politique, d’être « des modèles la (d’une) tolérance » dont ses propres outils préférés, le tribalisme d’Etat et la répression systémique des libertés politiques, sont des vecteurs de destruction absolue, d’être « des boucliers pour nos institutions & notre démocratie » alors que celles-ci sont aujourd’hui minées et bloquées par son propre pouvoirisme impénitent et autocratique, et par son système électoral dolosif.
En somme, M. Biya éprouve sur le tard le besoin d’échanger avec un peuple qu’il a bâillonné, dont il a bouché les oreilles et bandé les yeux pendant 37 ans, sans pour autant faire le moindre geste pour remettre celui-ci en capacité de réagir. Au sens propre comme au figuré, il cherche dehors l’interlocuteur potentiel qu’il a enfermé dedans.
Le pouvoir d’action de la tribu des gouvernés est confisqué par la tribu gouvernante, à travers un système institutionnel et un code électoral taillés à la mesure de celle-ci, et le peuple réel à qui M. Biya ou son scribe croit s’adresser aujourd’hui pour participer à la recherche de la paix, ne renaîtra qu’après la disparition de sa tribu de gouvernants. A moins qu’il se décide ici et maintenant, puisque chacun a le droit à la conversion, de se souvenir que le pouvoir politique est, pour celui qui le détient, un mandat de service public en faveur de son peuple.
Source: Jean Baptiste Sipa