En faisant le choix d’un Etat unitaire centralisé et en supprimant pour ce faire la Fédération instaurée en 1961, les dirigeants avaient espéré bâtir une Nation dans laquelle les citoyens se sentaient Camerounais avant toute autre appartenance. Corrélativement, le contrôle monopolistique des ressources publiques renforçait les moyens de l’Etat qui pouvait ainsi mieux en optimiser l’utilisation dans l’efficacité, la justice et l’équité.
Cette démarche a pu maintenir une longue période de paix, mais progressivement, le modèle a commencé à dévoiler de graves défauts génétiques :
1. UNE EXCESSIVE POLARISATION DU CAMEROUN SUR YAOUNDE ET DOUALA : le Cameroun compte 2 villes distantes de 200 kilomètres dont la population dépasse pour chacune largement 4 Millions de personnes. Les deux villes représentent donc 25% de la population du Cameroun, mais elles accumulent :
-60% du revenu national
-85% d’agents publics
-90% d’entreprises
– 95% de guichets de collecte d’impôts
-90% du capital humain, en termes de diplôme
-90% d’échanges monétaires
-90% des dépenses budgétaires (fonctionnement et investissement)
Bien plus, alors que ces villes produisent moins de 5% de devises, elles en consomment plus de 80% !
L’armature urbaine du Cameroun apparait ainsi particulièrement défectueuse. Dans la norme, les villes obéissent à une distribution qui n’intègre pas des écarts excessifs. Or, après Yaoundé et Douala qui ont chacune plus de 4 Millions d’habitants, les villes suivantes sont dérisoires puisqu’aucune n’atteint 500.000 habitants, soit 8 fois moins !
C’est une situation anormale. Il n’est pas normal qu’on parte de Kousseri, on traverse Maroua, Garoua, Ngaoundéré et Bertoua, soit plus de 1000 Kilomètres et plus de 10Millions d’habitants, sans trouver une ville de 2 Millions d’habitants, dans un pays où l’urbanisation est de 50% !
De même qu’il n’est pas normal que l’Ouest et le Nord-Ouest qui regroupent 30% de la population autochtone du Cameroun se contentent de bourgades comme Bamenda ou Bafoussam, alors qu’on devrait y trouver une ville d’au moins 2,5 Millions d’habitants.
En fait, l’Etat unitaire a concentré le développement dans 2 villes, réduisant le reste du Cameroun en un immense désert économique.
Un tel modèle ne peut conduire à aucun développement.
2. UNE COMPETITION INTERCOMMUNAUTAIRE EXPLOSIVE SUR LES AVANTAGES DE L’ETAT : en postulant un type d’unité nationale qui se faisait au détriment de l’expression institutionnelle des Communautés, l’Etat unitaire s’est transformé lui-même en un objet d’une âpre compétition sur ses avantages suivants :
-les emplois publics, comme on le voit à chaque proclamation des résultats d’un recrutement ;
-les positions de pouvoir, avec des réclamations incessantes sur les postes lors des remaniements ministériels et autres nominations (Directeurs Généraux, Gouverneurs, préfets, etc.). Parallèlement, la conquête des postes électifs est devenue une occasion majeure de tensions intercommunautaires, au point nos élections ne sont qu’un authentique bras-de-fer tribal ;
-les infrastructures collectives, où les accusations fusent en permanence sur les Régions qui bénéficieraient de tout alors que les autres n’auraient rien ;
-les rentes de situation, comme les marchés publics ou les subventions qui déclenchent également des récriminations.
Le poste de Président de la République qui gère en exclusivité ces avantages, de manière directe ou indirecte à travesr ses collaborateurs qu’il nomme, devient un enjeu exorbitant qui rend le pouvoir intrinsèquement violent, et les transitions particulièrement dangereuses. La succession de l’actuel Chef de l’Etat, le Président Biya est devenu l’objet de spéculations obsessionnelles, avec des expressions comme « c’est notre tour ! Telle tribu ne peut pas être au pouvoir ! Etc. » Ce qui ne présage absolument rien de bon pour notre avenir.
3. UNE ABSENCE QUASI-TOTALE D’INTEGRATION DES COMMUNAUTES : en posant comme principe que le Camerounais est partout chez lui sur le territoire national, l’Etat unitaire a empêché tout effort d’intégration entre les populations immigrées et les populations autochtones. Ce principe a été plutôt interprété comme un appel à la tolérance et à une cohabitation pacifique des Communautés, plutôt que la fusion et la création des Communautés nouvelles. Loin de brasser les populations, les migrations se sont traduites concrètement par la dissémination et la multiplication des colonies tribales sur tout le territoire national, colonies qui gardent leurs attaches avec la Communauté-mère dont elles se présentent comme des têtes de pont, se présentant ainsi objectivement comme des occurrences de fiction et de sources de tensions.
4. UNE PARALYSIE TOTALE DES CAPACITES DE MOBILISATION ET D’INNOVATION DES COMMUNAUTES, ENTRAINANT L’AFFAIBLISSEMENT DE L’ETAT : le développement d’un pays requiert la mobilisation permanente de sa population. En muselant les Communautés et en les empêchant de s’organiser pour leur propre développement, de valoriser leurs capacités de mobilisation et leur esprit d’initiative, l’Etat unitaire les a transformées en simples quémandeuses de leur propre développement.
On ne voit pas très bien sur quelle logique l’Etat unitaire a fondé un tel paternalisme. Nos Régions sont plus grandes et plus peuplées qu’un grand nombre de pays indépendants dans le Monde et en Afrique. D’ailleurs, chacune de nos Régions auraient pu devenir un pays si le colon l’avait décidé ainsi, le Cameroun n’étant qu’une création contingente créée par le colon et non une exigence immanente voulue par Dieu.
Et ces petits pays assument souverainement leur développement, sans recourir à l’aide de pays plus grands. On ne voit pas très bien l’Etat a pu infantiliser ces Régions, au point de les considérer comme totalement inaptes à structurer elles-mêmes au moins une partie de leur propre évolution.
La conséquence d’une telle approche est que l’Etat s’est retrouvé harcelé par de myriades de demandes venant de partout, alors qu’il n’a pas assez de ressources, d’où une tendance au saupoudrage qui ne satisfait finalement personne.
Or, un Etat qui devient incapable de réaliser ce qu’il a promis devient de plus en plus faible.
5. UN MODELE ETATIQUE INCOHERENT ET TROP COUTEUX : pour bâtir une Nation unitaire, l’Etat a dû engager une propagande coûteuse et recourir aux mécanismes de violence pour étouffer l’expression des Communautés.
Pourtant, il ne s’est pas empêché d’assurer l’équité entre les Communautés au travers des techniques consociationnelles du type « équilibre régional », « listes sociologiques », « nominations régionalisées », tous concepts qui, justement, sont antagoniques à l’esprit unitaire, et surtout, n’ont aucune base juridique puisque précisément les notions de Bamileke, Beti ou Bakweri ne sont définis nulle part dans notre arsenal juridique.
Or, ces techniques qui sont nécessaires pour la paix sont une négation du principe unitaire de l’égalité des citoyens.
L’Etat unitaire ne peut donc pas assurer de manière cohérente les deux exigences contradictoires que sont la justice citoyenne et l’équité communautaire. Il est obligé de multiplier les incohérences et de recourir à des techniques coûteuses de contrainte ou de compromission pour assurer sa cohésion.
6. UNE ADMINISTRATION PEU EFFICACE, INCONTROLABLE ET AU SERVICE D’ELLE-MEME ET NON DU PAYS: comme son ancêtre colonial, l’agent public du Cameroun indépendant a limité ses missions à l’application mécanique des instructions de la hiérarchie, sans se préoccuper des impacts de son action. Il accomplit sa mission et attend son salaire. Cette mentalité a tellement imprégné les Camerounais au point de réduire l’emploi public à une rente à vie, et non la juste rétribution de son travail.
L’extension d’une telle administration ne pouvait que déboucher sur une Fonction Publique tentaculaire, mal maîtrisée dans ses effectifs et ses coûts, et qui, du point de vue économique, se présente comme une structure essentiellement parasitaire.
EN CONCLUSION, l’Etat unitaire a pris l’option d’une unité nationale qui ignorait, voire étouffait les Communautés, mais il est devenu en réalité un trophée que se disputent ces Communautés dans une compétition qui peut basculer à tout moment dans une conflagration dangereuse et généralisée.
L’idée était sans doute généreuse, mais les auteurs ont largement sous-estimé la difficulté à bâtir une Nation homogène à partir des Communautés hétéroclites, un résultat que des pays plus vieux ont mis des siècles à réaliser, à travers des techniques devenues obsolètes : centralisation à outrance, imposition d’une langue unique, hégémonie d’une culture particulière, etc.
Encore que ces méthodes n’ont pas toujours conduit au succès, comme le témoignent les mouvements autonomistes dans les vieux pays d’Europe.
En outre, l’image d’une Nation uniforme était attractive dans les années de l’Indépendance, mais 60 ans plus tard, elle perdu de sa pertinence devant les exemples de pays fédéraux, y compris en Afrique, qui se développaient dans la paix. A contrario, aucun pays unitaire ne s’est développé, ni même amorcé un développement conséquent, un grand nombre ayant connu une violence extrême. Du reste, tous les pays africains nés fédéraux à leur indépendance et qui avaient supprimé la Fédération ont connu des Sécessions victorieuses (Ethiopie, Soudan, Somalie), le Cameroun étant le dernier sur la liste.
En troisième lieu, le niveau technologique du monde actuel a relativisé le rôle hégémonique que jouait l’Etat-Nation classique dont le cadre s’est révélé trop rigide pour répondre à toutes les préoccupations d’un monde de plus en plus complexe. D’où un double mouvement où l’Etat se déleste d’une partie de son pouvoir au profit, d’une part, des entités supra-étatiques pour des besoins qui débordent les frontières nationales (sécurité, politique macroéconomique, etc.) et d’autre part, au profit des entités sub-étatiques pour des besoins très localisés.
Dieudonné ESSOMBA
Extrait de ma contribution au Grand Dialogue National