INTERVIEW DU PRÉSIDENT ÉLU, MAURICE KAMTO DANS LE JOURNAL FRANCAIS “ LE MONDE “
Pourquoi avez-vous décidé d’opter pour la politique de la chaise vide lors des prochaines élections ?
Maurice Kamto : La première raison est la non-résolution du conflit armé dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Aller aux élections sans avoir réglé cette crise serait dire aux populations de ces régions qu’elles ne sont pas camerounaises. On acterait ainsi la partition du pays. La deuxième raison, c’est la non-résolution des problèmes du système électoral, l’une des causes majeures de la crispation politique au Cameroun. Même Elecam, l’organisation en charge des élections, demande la réforme du code électoral adopté en 2012. Pendant les neuf mois de notre détention, la communauté internationale, emboîtant le pas aux acteurs politiques camerounais, a aussi demandé la modification consensuelle du système électoral avant l’organisation de nouvelles élections. Ce qui n’a pas été le cas. Si nous allions aux élections dans les conditions actuelles, les mêmes causes produiraient les mêmes effets.
Ne risquez-vous pas de payer cher cette stratégie ? Celle-ci pourrait vous éliminer de la prochaine course présidentielle car, sans élus, le MRC ne pourrait présenter de candidat.
C’est un risque réel. Mais là n’est pas le sujet. La question est de savoir si l’on crée un parti politique pour s’adjuger quelques sièges supplémentaires à l’Assemblée nationale ou quelques mairies sans avoir d’impact sur la vie politique et surtout sur celle des Camerounais qui souffrent énormément. Participer à ces élections serait un calcul à très courte vue. Si le pays est dans cette situation terrible, que ce soit sur le plan sécuritaire ou économique et social, c’est parce que nous n’avons pas des dirigeants choisis par les Camerounais et qui doivent leur rendre compte.
Vous continuez de revendiquer la victoire à la dernière présidentielle. N’est-ce pas vain ?
Ce n’est pas parce que quelqu’un est un voleur et qu’il ne vous rendra peut-être jamais votre bien que vous n’avez pas le droit de dire qu’il a volé. Nous sommes devant une situation où nous avons tendu la main pour que nous soldions le passif de la présidentielle de 2018, ce qui aurait permis à tout le monde de regarder l’avenir. Personne n’a saisi notre main. Nous n’avons fait que demander le recomptage des voix sur la base des procès-verbaux d’Elecam. C’était la meilleure façon de nous confondre si nos accusations étaient des affabulations. Cela n’a pas eu lieu et donc rien ne nous interdit de dire qu’il y a eu un hold-up électoral en 2018.
Comment alors sortir de la crise politique ? Par une transition ?
Il faut que le pouvoir en place accepte que l’on s’assoit. Nous ne réfléchissons pas en termes de transition, la question est institutionnelle. Ce ne sont pas les individus qui comptent, ce qui importe est la mise en place d’un dispositif législatif électoral qui garantisse des élections libres et transparentes au Cameroun.
Quelles ont été vos conditions d’arrestation et de détention ?
Terribles et humiliantes. Ceux qui sont venus nous arrêter arbitrairement voulaient nous humilier. C’était commandé. Le délégué régional de la police du Littoral qui est venu nous arrêter était au téléphone avec Yaoundé puisqu’il a dit : « Oui Monsieur le ministre, je les ai eus. » Sur le trajet entre Douala et Yaoundé, les mains menottées, nous ne pouvions pas faire de miracles lorsque nous voulions répondre à nos besoins naturels. Il fallait faire sur nous-mêmes, ce qui est une humiliation suprême pour des gens dont on connaît les services rendus à leur pays et qui surtout n’avaient commis aucun crime. Je ne vous parle pas du traitement réservé à nos camarades que l’on ne découvrira qu’à Yaoundé. Je crois que la torture est devenue un fait banal au Cameroun. Il se passe des choses terribles dans notre pays, mais on va se battre car il ne faut jamais transférer aux générations à venir les combats de notre génération.
Le MRC n’a pas participé au dialogue national convoqué fin septembre début octobre au sujet de la crise anglophone. Quelles sont vos solutions pour mettre un terme à ce conflit ?
Nous avons refusé, car il nous était impossible de nous rendre au dialogue puisque nous étions emprisonnés. Nous avons néanmoins fait preuve de bonne volonté pour qu’il soit utile et fructueux. Nous avons envoyé une délégation rencontrer le premier ministre dans le cadre des consultations préliminaires. Nous n’avons pas d’attitude de rejet systématique. Avant sa tenue, nous avons présenté nos modalités de sortie des crises multiformes qui affectent notre pays. Il n’y a pas que le Nord-Ouest et le Sud-Ouest ou la crise post-électorale, il y a aussi la guerre terrible dans l’Extrême-Nord. Il faut une approche collective nationale de responsabilité pour résoudre ces crises.
Concernant le Nord-Ouest et du Sud-Ouest, il faut prendre des mesures de décrispation pour reconstruire la confiance. La première mesure à prendre est la libération sans condition de tous les prisonniers détenus dans le cadre de la crise anglophone. On nous a répondu parfois que ce sont des criminels. Mais cette crise, qui est politique, ne trouvera pas de solution par des voies judiciaires. D’autant que certains éléments de nos forces de défense et de sécurité ont pu commettre des crimes punissables. Les morts sont déjà morts, il faut désormais que d’autres morts ne viennent pas s’ajouter. Il faut laisser aux gens désigner leurs représentants et ensuite commencer à reconstruire les villages. Plus de quatre cents ont été détruits, alors quand on demande aux gens de rentrer, on aurait envie de rire. Il faut négocier un cessez-le-feu pour que les sécessionnistes déposent leurs armes, retirer l’armée et le Bataillon d’intervention rapide et laisser la police et la gendarmerie assurer le maintien de l’ordre.
Pour la forme, la majorité des Camerounais pense que le fédéralisme peut régler notre problème. J’étais au début favorable au régionalisme avec un statut spécial pour les régions anglophones. Mais après trois ans de conflit, plus de 12 000 morts d’après ce que l’on dit, plus de 500 000 déplacés internes, 40 000 réfugiés et une économie qui n’existe plus. On ne peut plus s’en tenir aux solutions qui étaient valables auparavant. Il faut voir comment réorganiser l’Etat pour transférer le maximum de pouvoir aux entités régionales. Nous souffrons dramatiquement d’un trop grand centralisme.
Un autre danger qui menace le Cameroun est la montée des tensions communautaires.
Comment réagissez-vous à ceux qui vous accusent d’être à la tête d’un parti tribaliste ?
Les accusateurs sont ceux qui inspirent la haine ethnique au Cameroun. Avoir laissé prospérer le tribalisme est le plus grand mal que le régime aura fait à ce pays. Nous pouvons situer précisément le début de cette dérive tribaliste. Elle a commencé après la convention du MRC au Palais des congrès en avril 2018. Personne ne donnait cher de notre peau à l’époque, mais nous avons rempli la plus grande salle du pays avec nos délégués venus de toutes les régions. A partir de là, on a construit ce discours qui ne repose sur rien. Le premier vice-président est originaire du Nord, la deuxième est du Centre, le troisième est du Littoral, le quatrième est du Sud-Ouest. Ceux qui développent ce genre de discours le font car ils sont incapables de résoudre les problèmes des Camerounais qui ne sont pas dupes.
Des pressions occidentales ont été exercées ces derniers mois sur les autorités camerounaises. Paul Biya s’est rendu par deux fois en France depuis votre libération. Considérez-vous que Paris fasse preuve d’une trop grande mansuétude à son égard?
Je m’interdis de porter des jugements sur la politique conduite par d’autres pays. La France est un pays ami, un partenaire historique du Cameroun, qui a des intérêts dans notre pays. Qu’elle reçoive celui qui, suivant le Conseil constitutionnel, est le président du Cameroun ne doit pas émouvoir outre mesure. La question est de savoir si Paris a toutes les informations qu’il faut sur le Cameroun pour construire sa position. Parfois, on a l’impression qu’un discours univoque a prévalu à Paris, où l’on pense que le pays est stable et l’on entend que le son de cloche venant du palais d’Etoudi.
Vous avez été relâché sur instruction de Paul Biya. Vous sentez-vous pleinement libre aujourd’hui ?
Je suis toujours prisonnier car mes camarades sont encore en prison. Mon esprit est chaque jour avec eux et je travaille avec nos avocats pour obtenir leur libération. Je ne suis donc pas totalement libre. Par ailleurs, je suis confronté aux difficultés, plus encore qu’avant mon arrestation, de faire travailler mon parti. La police a empêché des séances d’adhésion massive. Il nous parvient des menaces récurrentes sur notre propre sécurité. On parle d’assassinats physiques, d’une machination pour nous accuser d’avoir importé des armes pour déstabiliser le pays. Mais rien ne nous dissuadera de poursuivre le cours de notre vie.
Source: Le Journal le Monde
Propos recueillis par Cyril Bensimon