Manu Dibango, saxophoniste et musicien de légende, père de la worldmusic et auteur de l’incontournable Soul Makossa, vient de disparaitre à l’âge de 86 ans, des suites du Covid-19.
Manu Dibango a cultivé le swing, avec une musicalité portée au somment de son art. Celui que l’on connaissait par son saxophone, son rire célèbre et son crane luisant qui lui donnait des allures d’extraterrestre s’est employé, avec succès, à coudre pendant plus de soixante ans le drapeau bigarré des nations unies de la musique. Formidable défricheur de sons se revendiquant comme “un musicien généraliste, pas spécialiste, épicurien d’abord”, il apparaissait là où personne ne l’attendait.
Son succès considérable obtenu avec Soul Makossa en 1973 avait fait de lui l’un des pères fondateurs de la worldmusic. Le jazzman camerounais était également considéré comme le parrain de la scène musicale africaine qui s’est développée à Paris, d’abord de façon souterraine à partir de la fin des années 60 puis à la lumière à partir des années 80, et dont il fut le catalyseur. Au fil du temps, son image s’était même progressivement confondue avec l’Afrique. S’il a essayé sans relâche de promouvoir par tous les moyens son continent natal, il a entretenu avec lui une relation complexe, faite de naïveté revendiquée et de désillusions amères.
C’est en 1949, alors qu’il n’a pas seize ans, que Manu Dibango quitte le Cameroun, le certificat d’études en poche. Son père, fonctionnaire, avait décidé de l’envoyer poursuivre sa scolarité en France. Le jeune garçon est accueilli à Saint-Calais dans la Sarthe. Loin de sa famille, il retrouve pendant les vacances d’autres lycéens africains pensionnaires. Avec Francis Bebey, qui devient aussi l’une des figures de la musique camerounaise, il monte son premier groupe, orienté vers le jazz qu’il écoute à la radio. L’amour de la musique, ressenti depuis sa jeunesse au temple protestant, l’écarte des études.
Passé du piano au saxophone en 1952, il se fait rapidement connaître des orchestres de la région de Reims où il s’est installé, puis mène en Belgique pendant quelques années “une existence d’OS (ouvrier spécialisé, NDR) de la musique”, engagé par les clubs d’Anvers, Charleroi, Ostende, Bruxelles, jouant sur les bases américaines d’Europe de l’Ouest… Le répertoire n’est pas toujours celui qu’il préfère, mais il apprend les standards, se familiarise avec toutes sortes de rythmes et de sonorités. Avec le Congolais Joseph Kasabélé, il a l’occasion de renouer avec l’Afrique : l’auteur d’Independance cha-cha et leader de la formation zaïroise African Jazz le prend en studio puis en tournée en 1961 dans son pays tout juste indépendant. Manu Dibango reste quatre ans sur le continent africain, montant des groupes dans les boites de Kinshasa, puis Douala et Yaoundé au Cameroun.
À son retour en France, il lui faut tout recommencer. Il joue pour Dick Rivers, puis le chanteur Nino Ferrer, en pleine gloire, en fait son chef d’orchestre et lui ouvre de nouvelles portes. Pourtant, personne ne croit en ses chances lorsqu’en 1967 il enregistre quelques chansons dont les accents funky reflètent son gout pour la soul américaine. L’album Saxy Party, deux ans plus tard, ne connait qu’un succès d’estime, mais celui – sans nom – qui sort dans la foulée lui permet d’asseoir une véritable notoriété sur tout le continent africain où il est souvent demandé.
Il s’emploie aussi à faire profiter les autres de son expérience : la Togolaise Bella Bellow, le Congolais Franklin Boukaka sont quelques-uns de ceux qu’il conseille. A Paris, il devient un rouage essentiel de la scène afro. Durant quelques saisons, au tournant de la décennie, il dirige l’orchestre de l’émission Pulsations, qui promeut les musiques noires à la télévision française : une première, à laquelle il donnera une suite avec Salut Manu dans les années 90.
Le triomphe commercial, sur le plan personnel, vient des Etats-Unis avec le titre Soul Makossa, face B du 45 tours officiel de la Coupe de football des Tropiques (ancien nom de la Coupe d’Afrique des Nations). En 1973, le musicien camerounais se produit au Yankee Stadium ou encore au mythique Apollo de Harlem où il reviendra en 2015.
Très sollicité, la nouvelle star basée à New York décide, après une tournée en Amérique latine avec les artistes latino-américains du Fania All Stars de Johnny Pacheco, Celia Cruz et Ray Barreto, de remettre le cap sur l’Afrique en acceptant la direction de l’Orchestre national de la radio-télévision ivoirienne. Ses nouvelles fonctions ne ralentissent pas sa carrière personnelle poursuivie sur le mode des échanges avec des musiciens de tous horizons, que ce soit l’orchestre de la police de Yaoundé sur Manu 76, des Nigérians et Ghanéens sur Home Made ou les pointures du reggae jamaïcain sur Gone Clear en 1979 et Ambassador en 1981. Les disques se succèdent à un rythme très soutenu. Le son moderne des années 80 de son 45 tours Abele Dance imprègne aussi en 1985 l’album Electric Africa, avec le jazzman Herbie Hancok. La même année, Manu Dibango réunit plusieurs grands noms de la musique africaine sur la chanson Tam Tam pour l’Ethiopie afin de ramasser des fonds pour lutter contre la famine que connaissait alors ce pays.
Swing et patrimoine
Le spectre musical de son répertoire semble ne pas connaitre de limites, du jazz d’Afrijazzy au gospel de Lamastabastani en passant par l’ambiance urbaine de Polysonik. L’important, c’était que le résultat swingue. Souvent, l’artiste revisite d’anciens morceaux – les siens comme ceux des autres –, en particulier sur les Négropolitaines, dont le second volume fut récompensé par une Victoire de la musique en 1993. Mettre en valeur le patrimoine est une idée qui trouve son aboutissement sur Wakafrica : Youssou N’Dour, Salif Keita, Papa Wemba, Anglélique Kidjo et quelques autres reprennent les succès de Touré Kunda, Myriam Makeba… Créant encore une fois la surprise, le saxophoniste s’amuse en 2002 à brouiller les pistes sur B Sides, composé de faces B de ses 45 tours qu’il rejoue au vibraphone.
Nommé artiste du siècle au Cameroun en 2000, il retourne dans son pays trois ans plus tard pour donner deux concerts à l’occasion de ses 70 ans et ses 50 ans de carrière. D’autres distinctions sont venues récompenser le talentueux et généreux musicien : commandeur des Arts et Lettre en France, artiste de la paix pour l’Unesco… “Papy Groove”, comme on le surnomme, est plus qu’une référence. Un livre d’histoire, celui de la musique africaine, qu’il raconte avec le souci du détail et partage avec un enthousiasme communicatif au micro d’Africa n°1, chaque semaine pendant de nombreuses années, et dans ses ouvrages autobiographiques. En studio, il jongle entre les époques : à son hommage en 2007 à l’Américain Sidney Bechet, saxophoniste star de sa jeunesse et qui s’était lui aussi installé en France, succède en 2012 Past Present Future sur lequel il accueille une nouvelle génération d’artistes (Passi, Pit Baccardi…).
Après savoir célébré ses 80 ans par une longue tournée, le doyen de la musique africaine s’était lancé un nouveau défi pour ses soixante ans de carrière en 2019, dont le point culminant fut sans doute son concert dans la salle du Grand Rex à Paris en octobre dernier : un Safari Symphonique, joué par les musiciens de son groupe African Soul Safari (longtemps connu sous le nom de Soul Makossa Gang, une vraie Rolls-Royce) et ceux d’un orchestre symphonique.
Témoin et acteur des révolutions musicales qui se sont produites au cours des six dernières décennies, souvent considéré comme le père de la world music, Manu Dibango est l’une des figures marquantes de l’émergence d’un son afro-occidental, trait d’union entre deux civilisations. L’héritage qu’il laisse, tant en termes de musique que d’approche et de démarche, est de ceux qui ne s’égalent pas. Celui d’un géant.
Source: Par : Bertrand Lavaine– Rfi
Titre: icicemac.com