Il y a quelques jours, j’ai été passablement interloqué par une émission de télévision dans laquelle intervenait le bouillant militant Djeukam Tchameni avec pour contradicteur un individu dont je ne me souviens pas du nom sinon qu’on le présentait comme un administrateur civil. Son arrogance et sa vacuité confirmaient que pareil énergumène ne pouvait sortir que de cette usine de fabrication des médiocres qui nous gèrent et maintiennent les institutions de notre pays dans leur état de mort cérébrale. Certes, comme tout un chacun, Djeukam Tchameni n’est pas sans défauts, mais le genre d’inquisition dont il a fait l’objet pour les aspects de sa vie diasporique m’a paru pour le moins indécent.
Je m’abstiens des détails, pour ne seulement retenir que le questionnement semblait trahir, non point une saine curiosité, un désir intellectuel de comprendre l’invité, mais plutôt une vilaine passion de le culpabiliser pour tout ce qu’il peut avoir engrangé au cours de ses pérégrinations, qu’il s’agisse de son statut personnel (mariage, citoyenneté, etc.) ou de sa fortune. À aucun moment, on n’a vu transparaître le moindre désir de l’intervieweur d’en savoir un peu plus sur la construction de ce qu’on pourrait appeler l’identité diasporique, cette capacité de transhumer au travers d’une multitude de cultures tout en restant soimême ou en devenant quelqu’un d’autre, mais qui d’autre alors ? C’aurait sans doute été trop demander à un diplômé de notre très fameuse école d’administration !
Quoi qu’il en soit, pareille attitude semble tout de même symptomatique des rapports qu’entretient le Cameroun avec sa diaspora tant au niveau de l’État qu’à celui du citoyen lambda.
Et l’ambiguïté du regard est en train de s’installer durablement tant elle paraît proportionnelle à l’appauvrissement des populations locales ou « indigènes » si l’on peut dire. Cet appauvrissement s’accompagne généralement de la présomption du confort de quiconque peut bénéficier du statut d’appartenance à la diaspora. Tout indique que le débat et les hésitations du gouvernement sur la citoyenneté multiple découle, non point d’un patriotisme de pacotille comme on veut nous le faire croire, mais bel et bien de cette ambiguïté.
Pour l’État postcolonial qui n’a de puissance que sa capacité à déployer de gros bras et à embastiller, à tort ou à raison, tout camerounais, y compris détenteur d’une autre citoyenneté (Lydienne Eyoum Michel Thierry Atangana, Patrice Nganang, Wilfried Siewe, etc.). Il préfère réserver le privilège de la citoyenneté multiple aux amis du régime et éviter de l’ouvrir aux indociles potentiels. Or, il se trouve que la diaspora est devenue une véritable bombe à retardement. Il y a plus de dix ans, j’avais rencontré à New York une horde de fonctionnaires de notre oligarchie ploutocratique qui disaient être en tournée pour discuter avec la diaspora de son statut et de ses desiderata. Voilà qu’aujourd’hui, on en est au même point avec de nouveaux comités, de nouvelles missions organisées dans le même but.
A se demander si le dessein n’est pas d’offrir aux membres de ces comités une autre manière de consommer le budget, de piller comme d’habitude les caisses de l’État ! Autrefois, la plupart de Camerounais séjournaient à l’étranger de manière temporaire car ils y étaient pour des formations ou des stages divers. Dans leur esprit, leur destin devait s’accomplir au pays natal et ils mettaient tout en œuvre pour revenir participer à la construction nationale. Raison pour laquelle, on ne pouvait, jusqu’à la fin des années 1980, parler d’une diaspora camerounaise
. C’est l’instauration d’une satrapie, corrompue jusqu’à la moelle, sans aucune règle saisissable de gestion des affaires publiques, qui a contraint nombre de jeunes Camerounais à frapper à toute porte qui pouvait les accueillir. Et une fois les frontières franchies, plus rien ne vous incitait à revenir au pays, que vos études aient été payées par la famille ou par l’État. Seuls étaient tentés de revenir quelques descendants de ploutocrates contrôlant les rouages du système en place. Bien pire, depuis que le pays épouse l’identité d’un « failed state » (États moribonds ?) avec des régions en guerre, une économie en lambeaux, une corruption endémique, et une criminalité presque incontrôlée, le nombre de camerounais cherchant le chemin de l’Europe à pied et à la torche, au péril de leur vie, a augmenté de manière exponentielle.
Vivre au pays, c’est comme tourner en rond dans une souricière ! Une chose est certaine : quiconque réside longuement dans un pays occidental, acquiert nécessairement des réflexes qui l’éloignent de notre chaos local. Certes, lesdits pays ne sont pas des paradis sur terre mais au moins y découvre-t-on les rudiments des droits et libertés individuels dans des environnements où l’État de droit n’est en général pas un vain mot.
Malgré les discriminations dont les Camerounais/Africains peuvent être victimes çà et là, les sociétés occidentales fonctionnent sur des bases de compétitivité et non de l’arbitraire comme c’est souvent le cas dans nos contrées. Quiconque fait l’effort pour jouer selon les règles établies, a des chances de se tirer d’affaire. Voilà qui arme le Camerounais de la diaspora, quel que soit son niveau de vie, son background intellectuel ou son niveau professionnel, d’une liberté personnelle que le système gouvernant de son pays d’origine a du mal à intégrer ou à lui offrir.
C’est dire que le régime qui gère notre pays a de bonnes raisons de se méfier de la diaspora. Bien que le pouvoir, comme à son habitude, dépense des sommes folles pour acheter son allégeance, comme il le fait avec des « danseurs » locaux, la fidélité de ladite diaspora ne saurait lui être acquise aussi facilement. Le pouvoir fait erreur en s’imaginant qu’il peut mener à sa guise quelques groupuscules de Camerounais de la diaspora au même titre que les guignols de l’intérieur pour des manifestations de même type.
Les apprentis manipulateurs qui se lancent dans pareille entreprise ignorent que la vie dans les pays occidentaux est exigeante et que les gens s’engagent difficilement sans conviction forte. Le regard quasi obsessionnel fixé sur la frange diasporique qui parfois interpelle le pouvoir sans façon s’explique essentiellement par cette force de l’engagement et même du sacrifice.
Les prétendus patriotes, agents ou amis du régime peuvent se bousculer pour collecter les frais des manifestations et autres marches de soutien, mais comme le cœur ne semble pas toujours y être, on n’a jamais affaire qu’à quelques badauds brandissant des pancartes sans conviction. Si le pouvoir avait les moyens d’embarquer des applaudisseurs en soute, comme les charters électoraux dont il a le génie, c’aurait été, sans nul doute, la meilleure solution pour lui ! En somme, nos régimes ne peuvent qu’avoir maille à partir avec notre diaspora. Nous sommes dans un pays où l’on peut gérer sans jamais avoir à rendre compte à personne.
Le président vit comme un roi, ses ministres, hauts fonctionnaires et autres dignitaires sont des seigneurs dont le train de vie n’a aucun rapport avec leur productivité. Le citoyen est perçu comme un non-être puisque sa voix ne compte pas, qu’il s’agisse des élections dont les résultats sont souvent connus d’avance ou de la gestion des affaires locales : écoles, structures sanitaires, vie des communautés urbaines, etc.
Désormais, le pouvoir s’invite même dans la gestion des communautés villageoises alors qu’il ne semble pas capable de gérer de manière pertinente les instances d’un gouvernement moderne : conseil de ministres, conseil économique et social, conseil de l’enseignement supérieur, conseil de la magistrature, etc. Le pays fonctionne selon les humeurs des dirigeants qui ne semblent avoir aucun compte à rendre à la population. En revanche, la diaspora vivant dans des pays démocratiques, habituée aux évaluations, aux interpellations diverses et abreuvée de sondages est nécessairement inquisitrice, impatiente à la limite. Et cela s’observe même au niveau des familles.
Lorsqu’un parent installé à l’étranger envoie à la famille restée sur place des « Western Union » (transferts d’argent) comme on dit, très peu de gens songent à rendre compte de l’utilisation qui en est faite. On en arrive parfois à des conflits insolubles lorsque le « Mbenguiste » (métropolitain) décide de réaliser un projet d’une certaine envergure : achat de parcelle de terrain, projet immobilier, financement d’une initiative commerciale etc. Il peut arriver que les membres de la famille locale gèrent le budget comme l’État camerounais manage ses finances, sans avoir peur du gâchis, sans avoir à en rendre compte et même en détournant une partie ou la totalité du budget en cours de route.
De la sorte, l’argent envoyé pour acheter un terrain ou pour construire une maison peut être entièrement utilisé à d’autres fins. Et c’est lorsque l’expéditeur arrive au pays qu’il découvre le pot aux roses. Pareille situation peut donner lieu à des explications douloureuses, des rixes et même à des ruptures au sein des familles. En clair, les familles semblent apprécier le soutien qui leur parvient de la diaspora à condition qu’elles n’aient aucun compte à rendre. Comme quoi vivre dans un environnement où l’« accountability » (rendre des comptes) ne fait pas partie des mœurs a des conséquences ; traiter avec des individus qui ailleurs gagnent durement leur pain revient à traiter avec des extra-terrestres quand bien même ces individus sont issus de la même famille ! J’ai moi-même fait une expérience quasi-traumatisante.
Après avoir pendant quinze ans mobilisé la diaspora nord-américaine et européenne au profit de l’Université des Montagnes (UdM) alors en création, je me suis rendu compte que les amis qui pilotaient le projet localement avaient du mal à appréhender les attentes de la diaspora. Cette dernière avait parfaitement saisi les enjeux du projet UdM et avait engagé son réseau de relations pour bâtir à Bangangté une institution d’avant-garde, différente à tous égards des établissements publics ou privés existants, tant au niveau pédagogique, qu’à celui de la gestion des ressources humaines et matérielles.
Comme je l’ai indiqué assez schématiquement dans Université des Montagnes, Pour solde de tout compte (2017), la diaspora avait rallié son réseau de relations pour trouver à l’institution des équipements de laboratoire, des ouvrages de bibliothèque mais aussi pour apporter son savoir-faire en contribuant à l’élaboration des programmes, aux enseignements ainsi qu’à la construction d’échanges universitaires.
Évidemment, ladite diaspora était diverse et pas toujours aisée à saisir. Autant on rencontrait des enthousiastes, prêts à donner temps, argent et professionnalisme dans l’aventure qu’on leur proposait, autant on pouvait déceler des nombrilistes qui avançaient à pas feutrés et profiter de l’occasion pour développer leur projet personnel et en définitive faire valoir des expériences peu pertinentes.
Quoi qu’il en soit, la diaspora, dans son immense majorité, voulait montrer qu’à défaut d’être la bienvenue auprès des pouvoirs publics pour apporter sa contribution au développement du pays, elle pouvait au moins accompagner la société civile, surtout dans un domaine aussi stratégique que le secteur éducatif.
Après avoir joué au « go-between » (interprète) entre le Cameroun, l’Europe et l’Amérique du Nord pendant des années, j’ai commencé à me rendre compte qu’il y avait quelques malentendus entre mes interlocuteurs du pays et le corps expéditif que je mobilisais sur les continents américains et européens. Aussi ai-je décidé, pour sauvegarder les intérêts de l’UdM et encourager la diaspora, de m’en retourner au pays pour jouer au souffleur dans les oreilles des collaborateurs du Cameroun. Mal m’en a pris ! À peine me suis-je installé à l’UdM pour contribuer à sa gestion conformément à l’éthique promise, je me suis rendu compte avec ô quel ahurissement que certains d’entre nous qui étaient prompts à critiquer la mal-gouvernance du pays, reproduisaient, au sens bourdieusien du terme, sur le Campus de Bangangté, le clientélisme et les pires méthodes du régime. Sans aucun égard à la compétence, chaque responsable de l’administration mettait tout en œuvre pour recruter en priorité les membres de sa famille, de son réseau de relations ou de son clan.
Le service des ressources humaines était rebelle à l’évaluation et préférait distribuer des primes sans égard au rendement. Nombre d’équipements et autres dons reçus de la diaspora pouvaient se retrouver dans des structures de particuliers ou subtilisés pour les besoins du marché local. Certains responsables n’hésitaient point à créer des comptoirs privés pour devenir des fournisseurs de l’institution. En conséquence, la surfacturation et la pratique des rétrocommissions étaient pour ainsi dire instituées. Des missions oiseuses, avec pour fin inavouée le détournement des fonds de l’institution y ont fait leur nid. Difficile d’être exhaustif mais les pires habitudes de l’administration camerounaise étaient en train de s’incruster dans une institution qu’on voulait novatrice.
La priorité n’était plus la formation académique promise mais le confort matériel des gestionnaires du projet. D’ailleurs, les indicateurs que nous renvoient ces jours-ci la publicité de l’UdM, pour ne s’en tenir qu’à ceux-là, ne sont pas du tout rassurants. On y recrute à tout va, sans concours, comme autrefois ! Les frais d’examen des dossiers d’admission sont passés de 25 000 CFA à 15 000 CFA. Le nombre de filières a explosé alors que les meilleurs enseignants n’hésitent plus à quitter le navire pour chercher fortune ailleurs ! Beau gâchis ! Comme je ne pouvais m’empêcher d’attirer l’attention de mes amis locaux sur leurs dérives et d’informer la diaspora de ma déception, je me suis rapidement retrouvé dans une situation bien malaisée, dans une espèce d’injonction contradictoire.
En tout cas, j’ai compris à quel point la cohabitation entre les aspirations de la diaspora et certains « indigènes » étaient difficiles. C’est vrai qu’il y avait parmi nous d’anciens fonctionnaires aux habitudes incorrigibles mais il n’était pas aisé de comprendre pourquoi nombre de personnes qui s’adonnaient à cœur joie à un trafic aussi éhonté étaient des individus d’un certain âge qui avaient par ailleurs accumulé une fortune significative. En tout cas, ce qu’il m’a été donné d’observer à l’UdM à une échelle réduite m’a permis de comprendre que le chemin de rapprochement entre le Cameroun et sa diaspora est parsemé d’embûches.
Un énorme travail de rééducation interculturelle est nécessaire pour une communication sereine entre les deux parties. En définitive, nos « indigènes » (on me passera l’expression), pour revenir à l’UdM, ont préféré saborder l’institution, pour ainsi dire, plutôt que de se soumettre à l’inquisition d’une diaspora trop exigeante à leurs yeux. La diaspora était d’autant plus exigeante qu’elle avait engagé son honneur en créant des associations dans leur pays de résidence pour impliquer leurs réseaux d’amis à qui elle devait rendre des comptes. Aujourd’hui, l’UdM n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le soin qu’on y accordait à la formation des étudiants a disparu au profit du confort des dirigeants et de leurs affidés.
La diaspora qui coopère encore avec les « indigènes » en est une qui est entrée dans la mafia locale. Ensemble, ils ont pris l’institution en otage pour faire leurs affaires : entretenir leurs familles, faire tourner des business parallèles, recycler quelques subsides éventuels et que sais-je encore ! Prévarication quand tu nous tiens ! En définitive, le projet de rapprochement entre le Cameroun et sa diaspora est encore au stade du balbutiement tant les malentendus sont nombreux et profonds.
Le Camerounais de la diaspora vit une identité camerounaise utopique et une patrie imaginaire. Qu’il soit citoyen ou non de son pays d’immigration, son ancrage est indéniable puisqu’il doit obéir aux divers codes de « Mbeng » (Métropole) s’il veut gagner décemment sa vie. Et il s’agit de codes d’autant plus exigeants pour lui que ses origines ne sont généralement pas à son avantage.
En revanche, ses frères, sœurs et autres parents restés au bled ne le regardent qu’à travers un miroir déformant, en image d’Épinal. Quant au rapport avec le pouvoir, l’on a affaire à des relations plus complexes encore. La plupart des Camerounais de la diaspora y ayant été contraints du fait de l’absence de perspective dans leur pays d’origine, les dirigeants ont du mal à intégrer qu’ils ne sont pas dignes de confiance aux yeux de leurs compatriotes d’outre Atlantique.
Paradoxalement, la satrapie qui gouverne le Cameroun croit que la diaspora est en quête de faveur lorsqu’elle demande de lui faciliter le retour au pays de leurs ancêtres pour des vacances ou pour initier quelques projets d’investissements.
Ici encore, le malentendu est profond car le pouvoir au Cameroun s’intéresse peu au développement du Cameroun et au bien-être des Camerounais. La contribution éventuelle de la diaspora lui importe peu. Espérons qu’un jour, les uns et les autres trouveront le géométral qui leur permettra de négocier les termes sinon d’un vivre ensemble du moins d’une collaboration profitable aux uns et aux autres.
Source: Ambroise Kom
akom@holycross.edu
L’Estafette No 061 du 31 août 2020, pp.2-3