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Innocent Futcha in memoriam : leçons apprises – Icicemac

Innocent Futcha in memoriam : leçons apprises

L’intémoignable a un nom. Il s’appelle, dans le registre de l’humanité, l’homme décent, fondamentalement et foncièrement respectable. Les Yankees diraient « a person with decency ». Mon témoignage en ce jour ne peut donc être qu’un témoignage sur l’impossibilité de témoigner, car l’homme décent, « the most decent among us » le témoin intégral, n’est plus ! Comment donc témoigner de cette décence ? Faut-il témoigner de cette décence ? Pourquoi témoigner de cette décence ? Est-il besoin de témoigner de pareille décence ? Ne vaut-il pas mieux se taire ? Je n’ai cessé de m’interroger depuis ce jour fatidique du 02 /02/2021 !

J’ai connu Innocent Futcha lorsque j’ai rejoint en 1984 le Département des Littératures Africaines de l’Université de Yaoundé comme enseignant. L’environnement au Département n’était pas des plus sereins car nous avions un Chef extrêmement obtus, belliqueux et se comportant non point comme un universitaire mais comme un chef de gang/clan en quête d’allégeance. Après un temps d’observation, j’avais essayé de faire comprendre à notre barbouze de chef qu’en aucun cas, nous ne pouvions être ses larbins. Ce qui le plongea dans une incroyable furie et il se permit, au cours d’une réunion académique d’invoquer la composition ethnique du Département pour nous accuser, sans preuve, de jeu hégémonique. Ce jour-là, je vis Innocent sortir de ses gonds, bondir comme un lion de son siège pour monter sur la table du chef et le sommer de cesser pareilles insinuations.

À partir de ce moment-là, je compris qu’il y avait au Département des collègues qui refusaient de se laisser intimider, de s’en laisser conter. Le reste de ma carrière au Département de Littérature africaine sera en quelque sorte rythmé par le baromètre qu’avait pour ainsi dire défini Innocent car notre chef de Département avait compris que son essai de chantage était vain. J’ai ainsi appris d’Innocent comment on pouvait résister au chantage et à la manipulation.

Je dois cependant souligner que le coup d’éclat d’Innocent était contraire à sa nature de gentleman, de paisible aristocrate comme j’aimais à le lui rappeler. Innocent était plutôt un conciliateur qui a vécu, sa foi chrétienne aidant, dans la sérénité, à l’abri des ambitions démesurées. C’était un homme Zen ! L’homme que j’ai connu était un frère fidèle en amitié et d’une loyauté à toute épreuve. Pour Innocent, l’amitié n’était rien de moins que la capacité à se substituer à l’Autre, en un mot assumer une position éthique parfois très inconfortable qui peut se résumer à vivre pour et avec les autres, dans des conditions et des institutions justes.

Son esprit de dialogue et son amabilité reposaient sur des valeurs inaliénables de probité et de service à autrui, au prochain. Raison pour laquelle il s’inscrirait en termes de carrière universitaire plutôt dans la catégorie que les Américains appellent “Teaching Professor”, ces enseignants d’université qui se consacrent presque exclusivement à l’enseignement et à l’encadrement pédagogique des étudiants. Son ambition n’aura jamais été de se lancer dans une recherche scientifique spéculative et sans lendemain, juste pour faire-semblant, comme c’est souvent le cas dans nos contrées.

De ce point de vue et au-delà de son travail à l’Université de Yaoundé, il a accueilli et encadré plusieurs générations d’étudiants américains de Dickinson College qui avait créé un programme d’échange entre le Cameroun et les USA. Bien plus, la maison de Innocent Futcha était devenue un cadre de référence pour les étudiants que j’envoyais séjourner à Yaoundé dans le cadre d’un programme annuel d’échange créé entre l’Université Catholique et The College of the Holy Cross pendant les quelques années où j’y ai enseigné. Quelques témoignages suffiront pour nous édifier : « Papa Futcha was an incredible man who I feel so grateful to have known. ….I am forever grateful to him for allowing me to be part of his family for a year, and for all he taught me. He has without a doubt left a huge mark on so many of his students and colleagues for so many years, and I know his legacy will live on through Sandrine, Serge, and Cyrille. (Meara); It was an immense privilege that M. Innocent Futcha welcomed me into this home while I was studying in Yaoundé…. It’s a hospitality that I hope to pay forward later in my life. (Winston). I feel very lucky and blessed to have been given the opportunity to be a part of his family. I will remember Papa Futcha by his humble, meditative demeanor, his extraordinary intellectual mind, our peaceful debates about politics. And above all, his kindness and everyday action towards making the world a better place for everyone (Chelsea). Chelsea met le doigt sur ce qui me semble être l’une des valeurs cardinales que véhiculait Futcha dans sa manière d’être et de vivre. Il avait un sens aigu de l’Autre et pensait que le monde ne pouvait être meilleur que si nous cessions de vivre en égotistes pour adopter un mode résolument altruiste. Pour lui, il convenait donc de penser l’autre, de penser avec opiniâtreté à l’autre et de rechercher le bien, le bon, le beau, pas seulement pour soi et sa famille immédiate mais pour l’autre et pour tous les autres.

Tel fut en quelque sorte son credo et le sens de sa contribution à la transformation sociale : être et vivre « soi-même comme un autre », selon la célèbre formule du philosophe. C’est dire que pour Innocent Futcha, la leçon philosophique était claire : pour que la socialisation soit possible, il faudrait d’abord s’assurer que notre être-au-monde en tant qu’individu puisse contribuer à la création d’une communauté dans laquelle notre existence participe de la vérité et de la justice pour le bien commun. De ce point du vue, Innocent rejoignait la pensée de Fabien Eboussi Boulaga, aux antipodes d’un humanisme de type occidental, nécessairement sélectif et matériellement orienté.

Tarah Auguste, l’une des anciennes étudiantes de Holy Cross, capte avec affection et émotion, la personnalité de Innocent:

My first impression of Mr. Futcha was of a stern yet quiet storm of a man. His voice was like soft rolling thunder until I would say something so outrageous, he would burst into laughter and display those beautifully deep dimples and fantastic smile. His gaze would pierce your soul and immediately lock you into giving him your full attention. As we formed our relationship, he cared for me and my education and encouraged me to fall in love with reading. He introduced me to Cameroonian literature, taught me how to navigate the beautiful city of Yaounde on moped and by car, teaching me which direction to go for all of my daily needs. He was a tough professor but even more importantly very caring as an interim father to me.
I humbly observed how he loved his late wife and made his family priority in all he did because they were his pride. I was honored to be part of that love and attention and I was included in his special advisement sessions about life and success in his office-library, where we often met to discuss politics after our family dinner.
He was such an intellectual, I am so sorry he died. He was truly an inspiration to me and will be greatly missed. To my brothers, Serge and Cyrille along with my sister Sandrine, you will remain in my thoughts and prayers. I am comforted and hope you are too by the thought that, as we painfully mourn here on earth, heaven is rejoicing because they have gained a new angel and papa Futcha has reunited with mama Futcha once more.

Père de famille et pédagogue patient, je n’ai cessé d’admirer le calme qu’il pouvait afficher même devant des situations des plus révoltantes. Encore que ce calme ne l’empêchait jamais de tirer les leçons qui pouvaient s’imposer. Innocent était un éducateur chaleureux, attentionné dont la présence inspirait confiance et sérénité. Ancien élève des écoles catholiques, Innocent en avait gardé l’ascèse et en-cela, il ressemblait à un Fabien Eboussi Boulaga ou un Jean-Marc Ela dont il appréciait d’ailleurs l’éthique de vie !

Mais revenons à l’Université de Yaoundé pour dire qu’au-delà des nombreux étudiants qui se souviennent de l’encadrement qu’il leur prodiguait avec dévouement, le plus grand souvenir qu’on garde de lui dans la famille de l’enseignement supérieur sera celui du service à la collectivité pendant la dizaine d’années où il fut Secrétaire Général du Syndicat des Enseignants du Supérieur (2004-2012). Notre système public de gouvernance n’est pas le plus ouvert ni le plus respectueux des droits de ses administrés. Il faut le dire : louvoyer avec les droits et autres revendications des partenaires sociaux est la règle. Et un dirigeant syndical un tant soit peu fragile se fait aisément acheter et plutôt que de défendre les intérêts de ses militants, il les trahira contre des espèces sonnantes et trébuchantes ou contre quelque strapontin. Jusqu’au bout, Innocent Futcha, à la grande surprise des patrons de l’Université et du Ministère de l’Enseignement Supérieur a décliné poliment et avec O quelle élégance, toutes les offres qu’on lui fit, créant à chaque fois un embarras perceptible et incompréhensible pour des patrons habitués à traiter avec des employés à l’affût et plutôt enclins à brader leur âme pour arrondir leurs fins de mois. Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à lui poser la question : Pourquoi refuses-tu donc? Est-ce parce que ce n’est pas assez ? Passionné de service aux autres, on peut dire que le mandat de Innocent Futcha à la tête du SYNES aura été un des climax de sa carrière universitaire. La recherche du bien commun, le travail inclusif et la volonté de rassembler lui auront permis de se déployer pleinement et de montrer, de nous montrer, comment une société meilleure peut naître de nos propres initiatives. Jusqu’à ce jour, les enseignants intègres, faisant preuve de conscience professionnelle reconnaissent que les conditions de travail de l’enseignant du supérieur se sont améliorées et consolidées pendant sa mandature. En cela, l’amitié et la fraternité d’Innocent relèvent comme je le disais plus haut de l’intémoignable. Car comment traduire l’humilité avec laquelle il rendait service et nous montrait comment vivre dans la collégialité, en recherchant de manière toujours résolue le bien commun ? Pareille générosité nous confond. « I am truly humbled by his dignity», diraient mes amis Yankees.

Mais c’est sans aucun doute l’Université des Montagnes ici à Bangangté qui profitera le plus des fruits de la rigueur morale d’Innocent Futcha. On n’insistera pas sur les conditions de naissance de l’UdM dont il fût – faut-il le rappeler- l’un des principaux accoucheurs. Une fois créée, encore fallait-il donner à l’institution une existence légale en passant par les fourches caudines de notre système politico-administratif. Sa manière de gérer le SYNES était restée dans les mémoires : Innocent Futcha était adulé de ses pairs et même de ses anciens patrons qui, du coup, étaient tout admiratifs de constater qu’il était sorti indemne de tous les pièges qu’on lui avait tendus. Tous reconnaissaient en lui un syndicaliste tenace, un défenseur intraitable des intérêts de ses collègues, valeurs plutôt rares dans notre fonction publique ou au sein de notre élite dirigeante. Lorsqu’on le verra donc débarquer au Ministère avec sous les bras les dossiers administratifs de l’Université des Montagnes, il sera toujours accueilli avec bienveillance sinon avec une attention particulière. De cette manière, et grâce à son flegmatique mais persévérant entregent, les dossiers administratifs et règlementaires de l’UdM feront leur chemin au travers de la guérilla ministérielle que nous connaissons pour aboutir à l’institution à Bangangté d’un établissement d’enseignement supérieur plein d’espoir.

Pr. Innocent Futcha a humble servant of humanity

Innocent était en fait presque au seuil d’une nouvelle carrière puisque nous voulions offrir aux étudiants de l’UdM, université installée au Cameroun francophone, la possibilité d’en sortir sinon bilingue du moins avec une compétence en anglais susceptible de leur ouvrir les portes des institutions du monde anglophone et même des professions des pays anglo-saxons s’ils décidaient de s’expatrier. Pour ce faire, l’ambassade des USA nous avait offert un enseignant d’Anglais totalement pris en charge par elle. Innocent qui était un angliciste chevronné, fier disciple de Bernard Fonlon, son mentor adulé et un des pères du bilinguisme camerounais, avait toutes les compétences pour animer la cellule de l’enseignement de l’anglais à l’UdM. Il était donc sur le seuil d’une nouvelle carrière d’autant plus qu’il pouvait croire l’environnement plus conforme à son éthique de vie, aux valeurs de partage et de solidarité humaine.

Après des débuts fulgurants, l’UdM qui attirait l’attention du monde entier du fait des aspects innovants qu’elle affichait, va tomber malheureusement dans la prévarication la plus abjecte. Mais le destin de l’UdM aurait été de peu d’intérêt pour nous si Innocent n’avait pas été l’un des moutons noirs sacrifié pour des raisons inavouables. Je me garderai bien des accusations dont il a fait l’objet tant elles sont ridicules et absurdes à la limite. Mais autant pendant ses années comme leader syndical, il avait été courtisé pour trahir les idéaux de son engagement dans la défense des intérêts de ses collègues, autant à l’UdM, le non-dit de l’affaire lui demandait de trahir l’éthique fondatrice – la recherche de l’excellence à tous égards – pour, lui aussi, se mettre à table.

Dans des articles tonitruants (Ouest-Littoral du 10 mars 2016 ; Germinal du 09 avril 2018) publiés à cet effet, articles qui résonnent déjà comme un testament d’outre-tombe et dans lesquels il cite le Pape François et Mgr Jean Mbarga, Innocent conclut qu’il a eu affaire, non pas à des gens aux valeurs humaines et morales mais plutôt à l’affabulation, à l’imposture et à un univers où les gens semblaient avoir perdu tout sens de la mesure face à l’appât aveuglant du gain facile.

Je me garderai également de passer en revue tous les éléments, plus contradictoires les uns que les autres de ces compagnons de route à qui l’argent de l’UdM a ôté toute rationalité. Deux exemples suffiront.

  1. Argument du village : Innocent, quel que soit lambda, n’oublie jamais que tu es du village. Traduction, l’UdM étant installée dans le Ndé, il s’agit d’une affaire dont nous, ressortissants du Ndé, devons à tout prix, nous approprier. Narquois, Innocent me racontait cela avec un éclat de rire. Il s’agissait de le convaincre de se battre pour garder sa place au sein de la mangeoire.
  2. Argument économique : Innocent, tu risques fort de te casser la gueule en t’identifiant à un compère aux ressources insoupçonnées, ce qui justifie ses coups de gueule. Il vaut mieux, quitte à te mettre à genoux, nous suivre afin qu’ensemble la manne nous profite.
Pr. Innocent Futcha

Innocent ne fut sensible, ni à l’argument de la famille villageoise, ni encore moins à celui des ventriloques pour parler comme Fabien Eboussi Boulaga!

Cette résistance héroïque à l’évangile de la « mangeoire » a évidement une résonnance philosophico-théologique. Et puisqu’Innocent était ancien élève des écoles catholiques comme je l’ai dit plus haut, autant dire qu’il aura réussi. La posture d’Innocent, en tant que sujet tenaillé entre l’imposture et la promotion de l’indécence, nous instruit de rechercher une nouvelle définition de l’humanité. Et en tant que tel, Innocent a réussi, un peu à la manière des moines franciscains, à nous inviter à réfléchir sur le choix de la solitude et du dénuement dans la vérité, véritable défi de notre condition humaine actuelle.

D’extraction modeste, Innocent Futcha, par bien des côtés, était si peu Camerounais tant il recherchait la lumière et la transparence, la solidarité et la concorde. À défaut de vivre dans une société juste, il travaillait à l’avènement de la justice. Il a mené une vie d’aristocrate sans feinte et sans jamais se compromettre pour entretenir une élégance sans aucune extravagance. De ce point de vue, il était la mauvaise conscience de nos milliardaires qui souvent ne sont que de petits tricheurs qui forment des gangs en costume cravate pour ruiner des institutions publiques ou privées pour la satisfaction de leur petit confort personnel. En tout cas, l’homme qui est ici désormais couché devant nous, inerte, fut un modèle de probité, un chrétien qui ne jouait ni avec sa foi, ni avec l’éthique personnelle et managériale. Dans une société où pas mal de personnes avancent masquées, Innocent avait résolument tourné le dos à l’entre-soi tant il avait le sens de l’autre, le sens de l’échange et du partage.

Dans un pays où triomphent le faux, les tricheries, les manipulations et les trafics d’influence en tous genres, Futcha était véritablement un innocent qui vers la fin de sa vie a choisi de rester tranquille dans ses quatre murs et de s’adonner à la méditation. Mais sache –le, Innocent oh mon frère, ton farouche combat pour un monde juste et équitable a été entendu et apprécié. L’histoire se chargera de te rendre l’hommage que tu mérites. Tu nous excuseras de n’avoir pas saisi toute la profondeur de ton message et de ta mission sur terre. Va, frère Innocent et puisse ce pays que tu as tant aimé se souvenir des valeurs que tu as incarnées et le Seigneur t’accueillir comme un prince dans son royaume. Que la traversée soit sans nuages et que le Père Tout Puissant t’accueille comme son fidèle serviteur.

Ambroise Kom,

Bangangté, le 27 février 2021

Paru dans Le Jour no3368 du mardi 2 mars 2021, p. 5 ; et dans Le Messager no 5717 du mardi 02 mars 2021, pp. 10-11

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