J’avais tout juste 14 ans au début des années 80, lorsque j’ai croisé Manu Dibango pour la première fois. C’était à l’ambassade du Cameroun, où ma mère m’accompagnait pour renouveler la fameuse carte consulaire. C’était le premier autographe de ma vie, et en un éclat de rire Manu Dibango m’embarquait dans sa légende.
Celle d’un artiste qui a écrit les plus belles pages de l’épopée des musiques noires. A son crédit, Soul Makossa le premier hit planétaire africain de l’histoire avec Pata Pata de Miriam Makeba premier africain dans le classement du bilboard américain. Artiste inclassable qui noua des ponts entre toutes nos communautés, Caraïbes, afro-américaines, touchant le coeur de tous les continents, avec une rare portée universelle, que seuls les grands inscrivent dans leur ADN de créativité.
Passons sur le fâcheux épisode du plagiat par Michael Jackson et Quincy Jones, auquel celui que tous appelaient affectueusement “Tonton Manu” répliquait en disant ” c’est un hommage, on ne plagie que ce qu’on aime”.Lorsqu’il y a plus d’un mois Claire Diboa (manager) me fait la triste confidence de son état de santé, suite à une hospitalisation due à une complication pulmonaire, je me réfugie dans la conviction que ce lion indompté en réchapperait. Puis survient le spectre dévastateur du coronavirus. La consternation, la désolation, la tristesse, le désespoir s’installent, puis très vite la colère m’envahit.
Chacune de ses émotions disputant aux autres, le monopole de notre inconsolable désarroi.Je ne peux me soustraire au décryptage des signes des temps qui changent.Dans ce moment tragique d’un confinement sordide, qui ampute les familles d’un être cher, leur confisquant l’expression d’un hommage ultime, plusieurs interrogations convoquent ma conscience.J’ai eu le privilège, de côtoyer depuis l’adolescence nos plus grandes icônes.
Pourquoi toutes ces figures marquantes de nos cultures partent-elles, la colère chevillée au coeur. Francis Bebey m’évoquait amer, le dépit de ses relations tourmentées avec sa terre natale, Miriam Makeba me confiait son désespoir d’une Afrique désunie la veille des commémorations du cinquantenaire des (pseudo) indépendances africaines, le cinéaste Med Hondo compagnon de lutte de Thomas Sankara et Samora Machel est lui aussi parti en colère, face à l’incurie et la désorganisation de la plus part de nos états, n’affichant aucune vision politique, encore moins de conscience historique, préférant accuser l’Occident seule, de la responsabilité de nos maux.Pendant 3 décennies, Manu m’a tant parlé du rêve de transmission qu’il caressait.
Celui de voir jaillir des écoles de musique, des conservatoires académiques dans chacune de nos capitales africaines et de la diaspora.Faisons les comptes. Où en sommes nous aujourd’hui, qui peut répondre à cette question ?
A l’heure où le funeste bal des hypocrites s’apprête à débuter, j’invite chacun à mesurer le sens de nos responsabilités. Je m’adresse à la majorité de la classe politique africaine, responsable du chaos généralisé de nos infrastructures, de son incapacité criminelle à ne pas soutenir les créateurs, les acteurs des industries créatives, favorisant l’émergence d’une nouvelle génération en mesure de compétir face à la K-pop sud-coréenne, à lutter contre la spoliation culturelle qui dépouille les vestiges de nos civilisations, à protéger les patrimoines de nos anciens, à magnifier le statut et la fonction sociale des artistes. Adressons nous aussi à ces directeurs de société qui disposant de budgets, n’ont par lâcheté aucune conscience de leur rôle de cohésion sociétale par l’appui à la création, et le supports aux intellectuels et médias africains.
En ces temps de deuils confisqués, il n’est pas venu le temps de l’anathème. Seulement certaines circonstances, imposent que le visage de la vérité affronte celui du mensonge. Aux larmes de crocodiles versées, nous opposons le visage de la résistance. Manu Dibango a joué sa partition, il tutoie désormais la postérité.. Nos sincères condoléances les plus sincères et attristées à sa familles et tous ceux qui l’aimaient.
Source: Amobé Mévègué