Si vous ne faites pas partie des cercles parfois restreints des analystes de la rhétorique cinématographique, des lettres françaises ou même de la communication politique et de l’analyse des médias, alors vous avez peu de chances de connaître Alexie Tcheuyap. L’homme n’est pas reconnu pour écumer les médias (sociaux). C’est pourquoi beaucoup ont découvert cet universitaire il y a quelques semaines à la faveur de sa promotion à l’Université de Toronto. Alexie Tcheuyap est pour moi un promotionnaire.
Nous venons tous de Bafang où nous avons obtenu notre baccalauréat en 1986. Alors qu’il est directement admis à l’École normale supérieure de Yaoundé (Ens) en lettres bilingues, je m’offre un détour en faculté des lettres où je m’inscris en histoire et géographie. Un an plus tard, je le retrouve à l’Ens où nous avons été coturnes. En 1992, notre formation terminée, il est affecté au lycée de Makak alors que je me retrouve au lycée polyvalent de Bonabéri à Douala.
Quelques années plus tard, Ambroise Kom lui offre l’opportunité d’une bourse d’études au Canada en lui trouvant une admission à Queen’s University où il a enseigné. Face à un ministre et un directeur des ressources humaines qui refusent (avec cynisme, arrogance et menaces) de le mettre en stage ou de le mettre en disponibilité alors qu’il tient à parachever sa formation doctorale, il décide de tout abandonner pour se jeter littéralement dans l’inconnu.
Face à l’absence de perspectives, au triomphe de l’arbitraire et du clientélisme qui gangrènent notre profession, je prends plus tard la direction des États-Unis. Vivants en Amérique du Nord, depuis toutes ces années, nous sommes restés en contact permanent.
C’est dire que je peux parler d’Alexie Tcheuyap avec assurance et fierté.
Être homme, disait Saint-Exupéry, c’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est ce sentiment que je ressens depuis la nomination d’Alexie Tcheuyap comme Associate Vice-President and Vice-Provost, International Student Experience de la très prestigieuse Université de Toronto.
De quoi être très fier !
Cette même fierté que je me souviens avoir lu sur le visage de cette brave maman venue de Mélong pour assister à la soutenance de thèse de son benjamin de fils ce jour d’avril 1997, quelques mois avant son départ pour le Canada. Lorsque dans l’amphithéâtre 100 du « Nouveau Bâtiment », le jury présidé par le professeur André-Marie Ntsobé (de regrettée mémoire) attribue au candidat la mention Très Bien, on a vu cette dame ne parlant ni français ni anglais utiliser un langage universel, les pleurs de joie pour exprimer une fierté sans borne.
Elle rejoindra rapidement ses ancêtres quelques temps après le départ de son fils, sans nul doute heureuse de le savoir sur la bonne voie. Le plutôt discret Alexie Tcheuyap n’est pas le premier Camerounais à être nommé vice-recteur. Mais si les médias tels que Cameroon Tribune, Mutations, Menoua Actu, Le Messager, Cameroon Info Net, le lanceur d’alerte Boris Bertolt et bien d’autres ont célébré sa promotion, c’est parce qu’elle revêt une portée historique tant du fait de la trajectoire de notre compatriote que de l’institution qui le consacre en le portant à des responsabilités encore plus grandes. L’université de Toronto est l’une des universités les plus sélectives et prestigieuses du monde.
Quel que soit le classement utilisé, elle compte parmi les 20 meilleures universités de la planète, et reste depuis toujours la première au Canada. En plus des domaines du génie, des sciences pures, de la médecine (l’insuline y a été inventée il y a exactement 100 ans) ou des sciences sociales, cette institution héberge des chercheurs d’exception dans le domaine des humanités et des communications, domaines d’excellence du professeur Tcheuyap dont les publications, les bourses et prix restent impressionnants en dépit de la rude compétition du contexte universitaire nord-américain.
Davantage, en parcourant les pages de cette université, on remarque que tous les dirigeants (des directeurs d’unités d’enseignement à la très haute administration) sont des chercheurs de très haut calibre. Bien plus : contrairement au Cameroun où des décrets ou arrêtés (dé)font des carrières administratives miraculeuses profitant souvent à des cancres rompus à la génuflexion et à des compromissions, ce sont des entretiens et sélections serrés, des projets cohérents et des états de service éloquents ainsi que l’avis des pairs qui permettent le type de promotion que connaît notre compatriote.
C’est à l’aune de ce processus rigoureux que l’on peut rationnellement mesurer la prouesse et l’exemplarité que vient de réaliser notre compatriote.
Au détour d’une interview à Valentin Siméon Zinga, Alexie Tcheuyap qui parle peu aux médias dévoile avoir migré à la recherche de « ce qu’on n’a pas pu peut-être trouver sur place ».
Trajectoire singulière
Il reconnait également que « les conditions de travail favorables au Canada » auront rendu son parcours possible. Un euphémisme ! Ce qu’il ne dit cependant pas par modestie naturelle et qu’il faut saluer ici, c’est qu’il aura fallu beaucoup de courage à cet enseignant ordinaire d’un lycée du Cameroun pour batailler et réussir à se hisser aux sommets de ses domaines d’expertise. Avant la thèse de 3ème cycle, il a dû choisir de suivre simultanément deux programmes en « opération suicide », pour un total hebdomadaire de plus de 40 heures de cours : l’un à l’Ens et l’autre au département de littérature négro-africaine. Lorsqu’il débarque à Queen’s University avec son doctorat de 3ème cycle, il sait qu’il doit tout recommencer avec des maîtrisards.
Il le fait sans hésitation, publie sa thèse en 1998, et bat les records de son département en terminant en trois ans son programme de doctorat dans une discipline pourtant complètement nouvelle et dont il reste aujourd’hui l’un des meilleurs experts africains : l’analyse du discours dans la production cinématographique. Tcheuyap a dû diversifier son répertoire au fil de ces années en se montrant capable de faire des recherches pluri et interdisciplinaires et de s’imposer dans des domaines aussi « complexes » que la communication, l’analyse du discours médiatique et la science politique, ainsi que le prouvent ses publications.
Ceux qui suivent l’actualité scientifique savent que depuis deux décennies, le professeur Tcheuyap se distingue par une production intellectuelle des plus remarquables, dans les revues et chez les éditeurs les plus prestigieux. Pour arriver au sommet sur lequel il se trouve aujourd’hui, il clame toujours ce qu’il doit aux autres : le grand maître Fabien Eboussi Boulaga de regrettée mémoire, Ambroise Kom le mentor depuis toujours, André Ntonfo, Sada Niang, Pius Ngandu Nkashama et Célestin Monga, pour ne citer que ceux-là.
Servir de modèle au-delà de l’abnégation attendue
Alors qu’il aurait pu se laisser inspirer par Oreste lorsqu’il dit dans Les Mouches « Je suis ma liberté. À peine m’as-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir », le professeur Tcheuyap partage généreusement avec les jeunes du Cameroun, d’Afrique et d’ailleurs le fruit de ses recherches. Son expérience la plus récente a eu lieu à l’Esstic où il a offert gracieusement une série de séminaires en communication en 2019 et 2020. Cela dit, qu’est-ce que le Cameroun, les Camerounais peuvent attendre de la récente consécration du professeur Alexie Tcheuyap ?
Dans un pays où les modèles d’excellence sont de plus en plus rares, son parcours est un exemple de résilience et d’obstination au travail. Il est en fait en position idoine pour permettre d’accroître une relation plus productive et positive entre la prestigieuse université de Toronto et les universités d’Afrique, et particulièrement, on l’espère, celles du Cameroun si elles s’en montrent dignes. Avec cette ascension, aujourd’hui plus qu’hier, le professeur Tcheuyap constitue sans doute désormais l’une des fiertés du Cameroun à l’échelle mondiale. À notre pays d’acclamer ce haut fait, de reconnaitre la grandeur et le mérite de cet autre compatriote pour lequel le meilleur est encore certainement à venir.
Jean-Philémon Mégopé Foondé
Ancien élève de l’École normale supérieure de Yaoundé.
Source : Lignes d’Horizon, N°011 – Août 2021