L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. Christopher Fomunyoh, directeur Afrique du NDI, think tank américain, analyse les causes profondes de la crise politique et sécuritaire que traverse l’Afrique de l’Ouest.
Coups d’État militaires au Mali, en Guinée, au Burkina Faso, tentative de putsch en Guinée Bissau… Les vieux démons sont-ils de retour dans une Afrique de l’Ouest déjà fragilisée par une crise sécuritaire interminable ? Les régimes militaires sont-ils les seuls à même de répondre aux aspirations de populations déçues par la mauvaise gouvernance et l’échec d’une classe politique plus décriée que jamais ? Christopher Fomunyoh, directeur régional pour l’Afrique du National Democratic Institute for International Affairs (NDI), un think tank américain proche du Parti démocrate, analyse les ressorts profonds de la crise que traverse l’Afrique de l’Ouest. Tout en relativisant le caractère exceptionnel de la conjoncture actuelle, il met en garde contre les risques d’une propagation de l’instabilité politique à d’autres pays de la sous-région.
En cause, selon le chercheur qui travaille également pour le Centre d’études stratégiques pour l’Afrique, l’absence de réponse des dirigeants aux préoccupations des populations, tant sur le plan économique que sur celui des libertés fondamentales. Il s’inquiète également des risques, pour le Mali, de voir le pays devenir le centre d’un bras de fer géopolitique – entre Paris et Moscou – dont les enjeux le dépassent.
Jeune Afrique : Entre 2020 et 2022, l’Afrique a connu pas moins de cinq coups d’État ou ruptures constitutionnelles au Soudan, au Tchad, au Mali, en Guinée et au Burkina Faso. Faut-il y voir un retour en arrière ?
Christopher Fomunyoh : Il ne faut pas s’alarmer outre mesure. L’Afrique a connu de plus graves périodes et les efforts de démocratisation sur le continent ont toujours évolué en dents de scie. Par exemple, le génocide de 1994 au Rwanda est survenu alors qu’entre 1989 et 1993, beaucoup de pays venaient de connaître de grandes ouvertures démocratiques et des transitions pacifiques et réussies. Et chacun des cinq pays que vous citez a connu plus de régimes militaires que de régimes démocratiques depuis leurs indépendances respectives.
Les efforts de démocratisation entrepris depuis les années 1990 ont-il été vains ?
Non pas du tout. La démocratie est une œuvre sans cesse inachevée, pour laquelle il faut travailler au quotidien. Il faut cependant reconnaître que ces coups d’État mettent en exergue les déceptions des populations africaines vis-à-vis de certains de leurs leaders politiques, mais aussi le rétrécissement des espaces de libertés. L’irruption des militaires sur la scène politique est intervenue dans le contexte assez spécifique des pays concernés, mais il nous oblige à nous interroger sur la solidité de la pratique démocratique et sur le fonctionnement des institutions dans certains de nos pays.
IL FAUT DISTINGUER LES PUTSCHS SURVENUS AU MALI ET EN GUINÉE DE CELUI INTERVENU AU BURKINA FASO
Ces putschs étaient-ils prévisibles ?
Il y a eu des signaux. Mais en tant que démocrate, je n’utiliserai pas le mot « prévisible » parce que cela voudrait dire que les mêmes causes devraient produire les mêmes effets, quel que soit le pays concerné. Or, il faut distinguer les putschs survenus au Mali et en Guinée de celui intervenu au Burkina Faso.
Au Mali, il trouve en partie sa source dans la mauvaise gestion du contentieux électoral né des législatives de 2020. Cette situation est venue se greffer à un malaise dans les relations entre politiques et militaires autour de la stratégie de lutte contre le terrorisme dans le nord du pays. Un contentieux qui remonte à 2012, avec le coup d’État du capitaine Sanogo contre le président Amadou Toumani Touré. En Guinée, c’est la question du troisième mandat controversé d’Alpha Condé qui a cristallisé les tensions. Il y a d’ailleurs eu beaucoup de manifestations contre ce troisième mandat, qui ont été sévèrement réprimées dans le sang. Au Burkina Faso, en revanche, la cassure a été brusque. Personne ne s’y attendait.
Il y a une forme de responsabilité de certains de nos leaders politiques, qui se disent démocrates mais, une fois qu’ils accèdent au pouvoir, oublient qu’ils doivent continuer à travailler à consolider les acquis démocratiques de leur pays.
L’HISTOIRE MONTRE QUE LES RÉGIMES MILITAIRES NE RESTENT POPULAIRES QUE DURANT LES PREMIERS MOIS
Dans les trois pays, ces coups d’État ont été applaudis par une partie de la population. Les militaires sont-ils les seuls à pouvoir incarner l’espoir d’un changement ?
Le désespoir des populations africaines, et surtout de sa jeunesse, est réel, comme le montrent les sondages d’opinion d’Afrobaromètre. Ce n’est pas surprenant que les populations soient sorties pour applaudir la chute du régime précédent ou l’arrivée aux affaires des militaires. Elles sont convaincues que ces derniers viennent avec des solutions.
Mais l’Histoire montre que les régimes militaires ne restent populaires que durant les premiers mois. Cette popularité s’effrite au fur et à mesure que les populations se rendent compte qu’ils ne peuvent pas répondre à toutes les demandes. Le vrai antidote aux défaillances des institutions et des pratiques démocratiques ce ne sont pas les chars et les AK-47, mais plutôt plus de démocratie et de bonne gouvernance, plus d’espaces de libertés. Les citoyens doivent davantage s’approprier ces questions de manière à obliger les leaders politiques à prioriser l’intérêt général et leur bien-être.
Les chefs de juntes dans ces trois pays sont de jeunes officiers. Faut-il y voir le signe de la fracture générationnelle entre les dirigeants, souvent âgés, et leur population, majoritairement jeune ?
La relative jeunesse des putschistes n’est pas chose nouvelle en Afrique. Le continent a connu par le passé de jeunes capitaines, des lieutenants et même des sergents comme chef de junte. Cela a été le cas de Thomas Sankara au Burkina Faso, de Jerry Rawlings au Ghana, ou du sergent Samuel Doe au Liberia.
Mais en réalité, la jeunesse africaine n’a pas attendu ces militaires pour se faire entendre. Dans les organisations de la société civile, les associations estudiantines, une partie de la jeunesse est en train de faire bouger les lignes. Certes, il semble facile pour les militaires putschistes de justifier leurs actes en évoquant les échecs des régimes civils qu’ils ont déposés, mais nous devons éviter de « valoriser » les coups d’État. Rien ne justifie la prise de pouvoir par la force des armes.
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a été très sévère envers le Mali, moins à l’égard de la Guinée et du Burkina. Comment expliquer cette différence de traitement ?
Chaque situation est particulière. Pour la Guinée, je crois que la Cedeao a voulu se rattraper, après avoir été critiquée pour n’être pas intervenue lorsqu’Alpha Condé a modifié la Constitution pour s’octroyer un troisième mandat. Beaucoup ont alors reproché à la Cedeao son mutisme. L’organisation sous-régionale s’est trouvée un peu coincée, et s’est montrée timide sur les sanctions, en espérant que la junte transmettra rapidement le pouvoir a un président démocratiquement élu.
Au Mali, lorsque la junte a proposé une transition de cinq ans, ce n’était pas acceptable pour la Cedeao. Elle devait envoyer un message fort. Mais les sanctions économiques, qui frappent indistinctement les autorités de la transition et les populations, ont beaucoup été décriées. Pour le Burkina Faso, j’imagine que la Cedeao ne voulait plus, à nouveau, être au centre de critiques similaires…
La Cedeao, accusée notamment d’être instrumentalisée par la France, ne risque-t-elle donc pas de voir sa crédibilité abîmée dans ces crises ?
Oui, il y a un risque que certains mettent l’objectivité de la Cedeao en cause. Le plus grand reproche que les Africains ont par rapport à ces institutions sous-régionales ou continentales, comme l’Union africaine, c’est qu’elles ne respectent même pas leurs propres actes constitutifs et les instruments juridiques qui condamnent les ruptures constitutionnelles menées par les dirigeants civils. C’est pour cela que nous continuons à interpeller la Cedeao et l’UA pour qu’elles veillent au strict respect des principes de libertés fondamentales et constitutionnelles, des principes qu’elles ont elles-mêmes adoptés pour sauvegarder la démocratie et la bonne gouvernance.
D’autres coups d’État sont-ils possibles dans la région ? Quels sont les pays les plus fragiles à votre sens ?
Pour diverses raisons internes ou externes, la fragilité de nos pays sur le continent est indiscutable. Il y a eu récemment une tentative de déstabilisation en Guinée Bissau, dont on a découvert par la suite l’implication des auteurs dans le trafic de drogue. Nos pays sont sujets à des pressions de toutes parts, dont certaines sont internes, liées à la mauvaise gouvernance, et d’autres externes, comme les activités de groupes jihadistes et des criminels. Pour autant, les coups d’États ne doivent pas devenir une fatalité.
Les tensions entre Bamako et Paris ont atteint un point inédit. Jusqu’où peut aller cette escalade ? Y-a-t-il une porte de sortie possible ?
Il m’est difficile d’imaginer les relations entre les deux pays revenir au beau fixe d’ici peu. Les différends sont sur la place publique. Il y a des attaques verbales de part et d’autres. Je pense à certaines sorties médiatiques de Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, et de Florence Parly, la ministre française des Armées. Aux piques du Premier ministre malien Choguel Maïga et de son ministre des Affaires étrangères Abdoulaye Diop. Tant que ces acteurs seront aux affaires, ce sera dur de réconcilier les deux pays.
L’un des principaux sujets de crispation porte sur le déploiement de mercenaires russes au Mali – ce que Bamako dément toujours à l’heure actuelle. Pourquoi faut-il craindre ce déploiement ? Quelles en seraient les conséquences ?
Il y a la convention des Nations unies contre le mercenariat de 1989, que le Mali et beaucoup de pays ouest-africains ont ratifiée en 2002. Par ailleurs, l’Union africaine et la Cedeao ont, à plusieurs reprises et bien avant la crise malienne, manifesté leur hostilité à la présence des mercenaires sur le continent. La question ne doit pas être seulement posée du point de vue de l’influence russe ou de l’appartenance russe du groupe Wagner. À une autre époque, les mercenaires sud-africains du groupe Executive Outcomes avaient essuyé des critiques similaires lors de leur intervention en Sierra Leone en 1994. Nous le savons tous, les mercenaires peuvent devenir source d’instabilité dans une région déjà fragile et aux frontières poreuses.
Si le Mali demandait ouvertement, dans le cadre de ses relations bilatérales avec la Russie, la présence sur son territoire d’un contingent de l’armée russe, cela ne poserait pas autant de problèmes. Lorsque l’on traite avec les armées régulières, il y a un sens de responsabilité et des gages de déontologie et de professionnalisme du pays d’origine. Ce dernier peut être tenu pour responsable en cas d’exactions commises par les soldats déployés sur le terrain. Mais lorsqu’il s’agit de groupes de mercenaires, il est difficile d’établir les responsabilités. Si le Mali se sent lésé par ces mercenaires, le pays aura du mal à se faire entendre et à obtenir des indemnisations appropriées.
Le Mali n’est-il finalement pas au centre d’une guerre d’influence entre la Russie et la France, bien loin des réelles préoccupations des populations ?
Absolument ! À partir du moment où un pays africain devient l’objet d’un jeu de ping-pong entre grandes puissances, il y a de quoi s’inquiéter du sort de ses populations. On se focalise beaucoup plus sur les relations bilatérales et diplomatiques entre pays, sur l’accès aux ressources minières ou sur les intérêts des grandes puissances. Et cela occulte le débat sur l’essentiel qui est la paix dans les zones de conflit, le développement et le bien-être des populations.