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Crise de l’ Éducation et de la Formation au Cameroun : Nug Bissohong juge le regard froid et honnête du Pr. Ambroise Kom – Icicemac

Crise de l’ Éducation et de la Formation au Cameroun : Nug Bissohong juge le regard froid et honnête du Pr. Ambroise Kom

Pour diverses raisons d’origine internationale et nationale, le Cameroun se trouve aujourd’hui dans une situation de crise, au  sens où l’entend Jean-Paul N’Goupandé: au-delà de ses difficultés conjoncturelles ou de ses impasses momentanées,notre pays vit en effet, et de manière plus ou moins diffuse, l’expérience suivante: «un blocage généralisé  à partir duquel [il]  peut régresser irrémédiablement ou, au contraire, accomplir le saut qualitatif susceptible de modifier en profondeur  sa configuration»[1]

Au rang des secteurs  vitaux à l’instar de la sécurité territoriale,  la santé  et  la justice que nous voyons  assez délabrés dans notre pays, il y a, surtout, l’éducation et la formation des Camerounais au sein des structures publiques et privées dédiées à ces missions conjointes et sacrées.Parmi les contributions écrites  visant à nous éclairer ici et maintenant sur les causes, les conséquences et les solutions possibles concernant la crise d’identité et de valeurs qui saisit ostensiblement nos  laboratoires de  l’intelligence, j’ai trouvé, entres autres, celle du Professeur Ambroise Kom particulièrement significative. Elle est intimement liée à une expérience de vie scolaire et académique personnelle dont  l’homme partage  le fruit de la relecture  dans des écrits circonstanciels et suivis[2] que l’on peut considérer comme  testamentaires, étant donné le  retrait officiel  de l’auteur des milieux d’éducation et de formation qu’il a fréquentés.

Ce qui nous est  donné de lire  synthétise un itinéraire existentiel  qui rentre aisément dans le  schéma universel d’un  parcours initiatique. J’y trouve  trois aspects  liés  et qui, mis en connexion avec son autobiographie intellectuelle[3] et  des réalités problématiques dans  notre actualité,  constituent pour moi des raisons de croire en Kom .Tout indique que que sa légitimité,  sa pertinence et son autorité  s’abreuvent à la  source  d’une vocation d’enseignant-chercheur engagé et  qui s’assume  jusqu’au bout : présence et accompagnement par des maîtres idoines , épreuves surmontées  puis transformation ontologique qui fait accéder  à une connaissance  profonde de  la réalité sociale, sur laquelle l’initié agit, en vue du  bien de la communauté.

Des yeux ouverts  au contact  de maîtres reconnus

La première raison  qui me semble crédibiliser  Ambroise Kom  est que son discours  sur l ’École au Cameroun contient  une déclinaison  claire d’un type fiable de relations  humaines,  intellectuelles et professionnelles qui le   fondent . On voit ainsi qu’après qu’il  a,  dans les années 1950 et en pays bamileké, fréquenté des écoles primaires de Bandjoun et de Batié,  c’est son contact avec des éducateurs des établissements  secondaires des  diocèses  de Bafoussam et de Nkongsamba  qui éveille en lui  un  goût  intérieur, durable et gratuit,  pour l’enseignement et ses activités connexes.  Parallèlement à son statut d’élève et , plus tard,  d’étudiant à la Faculté des Lettres de l’Université Fédérale du Cameroun de 1967 à 1971, il  collabore étroitement  avec l’abbé Louis-Marie Nkwayep, ce dernier ayant fait  de lui  son bras droit  dans les  écoles et collèges catholiques qu’il dirige. Le  jeune Bayangam  se laisse alors  et peu à peu séduire  par les qualités  de  son premier  mentor en matière d’éducation et de formation des jeunes.. Il  se souvient nettement de ce qui l’aura le plus  marqué :

«[ A côté ]  du détachement à l’égard des choses matérielles et de l’argent, de la générosité et du  don de soi,  l’humilité dont [ l’abbé Louis] faisait montre et la passion flegmatique  qu’il manifestait dans l’exercice de ses fonctions étaient pour le moins contagieuses [… ]J’étais impliqué  dans la plupart  des dossiers concernant le développement [ …],la pédagogie , les infrastructures , l’administration ou encore la gestion financière» (UdM,  23; 26)

 La vie et  les œuvres   de  deux autres prêtres du même archidiocèse de Bafoussam, les abbés  Thomas Fondjo  et Albert  Ndogmo  devenu évêque,  auront également  marqué le jeunesse studieuse de Kom. Les écrits respectifs de ces pédagogues sur l’instruction et l’éducation des enfants,  des adolescents  et des adultes  sont restés pour lui des  documents de référence qu’il cite volontiers ; bien que  l’ancien  «protégé des Frères des Écoles chrétiennes»(UdM,  20), comme il se désigne lui-même, confesse, en lien avec la foi  professée dans ses établissements secondaires  de formation, avoir vécu  dans derniers en «sceptique à l’école des catholiques»( UdM, 17).

 C’est avec le même scepticisme religieux que, devenu enseignant d’université ,  le Bayangam a exercé en toute liberté  à Holy Cross, une université  américaine jésuite;  aujourd’hui encore , il préside  le comité scientifique de la revue  Chemin , une publication patronnée  par le Réseau  des Anciens  du Centre  Catholique universitaire de Yaoundé qui veut  que  l’Afrique  «se dise par elle-même». Cette perspective  idéologique, l’homme  n’hésite  pas du reste  à  reconnaître, le cas échéant, comment il l’ a partagée  très étroitement   avec  deux  de  ses compatriotes et confrères universitaires  de renom  et dont  l’identité  et  le parcours  catholiques  sont bien  connus: Fabien Eboussi Boulaga et  Jean Marc Ela, d’heureuse  mémoire.

De la part d’un compagnon intellectuel de l’écrivain Mongo Beti et du banquier Célestin Monga , collaborer ainsi avec des personnes et des structures d’éducation et de formation, tout en gardant ses distances à l’égard  de leurs  convictions religieuses  affichées, est vraiment méritoire. Cela   traduit   tout à fait un  sens de la liberté d’esprit, de la fidélité, de la rigueur  et de  l’honnêteté intellectuelles  qui est effectivement reconnu  à Ambroise Kom . Les valeurs humaines citées, ses maîtres  d’ université  en auront  favorisé diversement la culture en lui . Il s’agit, au  Cameroun, du  Professeur  Thomas Melone,  titulaire de la chaire de littérature africaine et «qui suivait avec attention l’évolution de ses étudiants» (UdM,34) ; en France,  du Professeur  Robert Mane qui  «occupait le sommait de la hiérarchie» (UdM,35) en matière d’études nord américaines.

 Comme héritier de ses maîtres d’amphithéâtres, et admirateur d’autres universitaires  camerounais de renom tels que  l’historien jésuite  Engelberg Mveng  et l’économiste  Tchundjang Pouemi,  Kom a exercé  successivement et régulièrement  au Canada,  aux États-Unis , au Maroc, au Cameroun , en Allemagne , en France et en Afrique du Sud, sans citer plusieurs autres pays de notre planète  où il a effectué des  missions ponctuelles d’enseignement et de recherche. Avec le cumul de l’expérience pédagogique  engrangée auparavant  au collège  Saint  Laurent de Bafou,  au collège  Madeleine de Yaoundé  et au collège Agricole d’Oloron Sainte Marie de Pau  en France , il fait  finalement le constat que dans  les institutions d’enseignement et de formation camerounaises , et   contrairement à ce qui se vit sous d’autres cieux,

 On se contente de poursuivre une pédagogie[ …]désincarnée, héritée de l’école coloniale , éloignée du monde réel et des problèmes  cruciaux auxquels  nous devons faire face dans le contexte qui est  le nôtre[…]En clair , nous formons moins  des citoyens  susceptibles d’impulser le développement nécessaire au pays  que des agents d’intermédiation  entre le centre et la périphérie, entre l’Occident et nous. (UdM,52-53).

La   carence  d’un regard,  d’une pratique  et d’une valorisation  vraiment  endogènes de l’École sous-tend  sans conteste  la réalité ainsi décrite. Et tout cela n’est que la traduction de la crise anthropologique  qui affecte les fondements de la vie sociale chez nous  et rend  forcément  ardue  notre rencontre avec la modernité puis la postmodernité venues d’ailleurs.Dans  ce contexte, les  témoignages  de Kom   montrent  à suffisance que  son  parcours  est  bien marqué par les affres d’une  quête d’affirmation  de sa vocation d’enseignant-chercheur, au  milieu  de   forces d’inertie  socioculturelles . 

Éprouvé  dans l’ivraie de  l’obscurantisme

La deuxième raison  pour laquelle je trouve  mon enseignant de littérature négro-africaine  des années 1980-1990  digne de foi   est donc  liée à la nature des obstacles humains  auxquels il fait face dans sa carrière, notamment certains  qui  paralysent  la diffusion de la science, de  l’instruction , de la culture.  A ce sujet, il apparaît que c’est dans le milieu universitaire  français  que l’homme  fait,   pour la première fois  et  de manière éloquente, l’expérience d’une adversité liée à sa «camerounitude» ou «camerounité».  Quoique admis  au sein d’un  établissement  où il peut  poursuivre  ses études supérieures de Lettres , il  y est refusé au Négro-Africain  que Kom représente  la possibilité d’accéder au statut  d’enseignant  moniteur. Notre compatriote subira divers autres assauts  du racisme en Amérique du Nord et au Maghreb, à cause de la  méfiance,  de la peur ou du mépris entretenus à l’égard  de   la littérature  des Africains  et  de sa  diaspora qu’il enseigne , et pour cause : en même temps que les œuvres littéraires et la pédagogie de lecture proposées démasquent les fondements de l’esclavagisme et du colonialisme qui dépersonnalisent  le  Noir,  elles  soulignent qu’il nous est possible  et même impératif de

«travailler à penser l’Afrique et à modifier la représentation que nous avons de nous-mêmes et de celle que l’Autre nous a donnée de lui, pour penser à une appropriation du savoir scientifique susceptible d’impulser un développement endogène»(L’Estafette, ibid.)

Un autre des défis de la discrimination d’exclusion  que  Kom  affronte  est lié à sa compétence  dans sa discipline , compétence dont  il confie qu’elle est   devenue d’un danger pour nombre de ses collègues  et «certains responsables académiques et administratifs» (UdM ,52)de son pays d’origine,  au moment où il se décide à y  rentrer  après 12 ans de métier à l’extérieur.  A leurs yeux,  son recrutement  au sein de l’unique université de Yaoundé en 1984, alors à la recherche d’enseignants de son rang magistral , fit  en effet de lui et à  son insu,  un concurrent sérieux  dont  on se méfia. 

Dans le monde de  notre éducation  publique et privée,  il se remarque encore,  une quarantaine d’années plus tard, que  la course aux postes de responsabilité  n’est pas  toujours  et surtout  stimulée  par la fierté de ceux qui s’y livrent d’avoir  quelque  mérite professionnel établi. Elle se vitalise davantage d’une allégeance sincère ou hypocrite,  permanente  ou circonstancielle à l’ordre régnant.Se situant en marge d’une soumission d’opportunisme,  Kom narre  abondamment  comment l’exercice de sa liberté intellectuelle dans  les  amphithéâtres  et autres espaces de diffusion  du savoir  auront   fait  de lui  un enseignant-chercheur  redouté,  pris à partie, méprisé et  même humilié  au Cameroun , la profession de sa  science y   étant , parfois  et  à divers niveaux,  jugée subversive  par des tenants  zélés du pouvoir ou de l’autorité: ils étaient attentifs à préserver leur position  et privilèges dans l’establishment politico-administrafif. 

Non moins pernicieux s’ est montré ,  à l’égard du  natif de Yôgam ,  le culte  du   particularisme  aveugle qui enferme absolument la camerounité  de chacun de nous  dans une origine  clanique, ethnique  ou  dans  l’une  des diverses  entités  territoriales  administratives actuelles et  délimitées sans  une une base socio-anthropologique fiable . Tout indique  dans l’ensemble de ses écrits que Kom  est en effet éprouvé moins par untribalisme d’État vertical ,lequel l’aurait  stigmatisé  à cause de son ascendance bamiléké,  que par un tribalisme entretenu par ses propres congénères  des Grassfields .

Il  s’agit là, précisément,  d’une dimension horizontale  du tribalisme qui est   en réalité vécue  par un grand nombre   de  Camerounais originaires  d’autres aires culturelles, lorsqu’il leur arrive d’être considérés par leurs consanguins comme faisant partie de  «l’élite» économique ,  politique  intellectuelle   et religieuse   de  tel ou de tel coin de la République . En tant qu’ élites, comme on les appelle ou comme  les personnes concernées se font elles-mêmes désigner, elles  se sentent   alors  investies de la  mission  existentielle   d’ assumer  et de   reproduire partout leurs  modèles ethniques respectifs,  sans avoir à  oser  les  remettre  en question  ou en perspective, en vue de la réalisation du projet commun de construction d’une  nation camerounaise.

A contre-courant de  cet élitisme ambiant sacralisant  l’identité   ethnique,  et  parallèlement aux  qualités humaines  qu’il  reconnaît à ses congénères  Bamilékés ,  Kom  n’hésite pas à  relever  par exemple  ce qu’il perçoit comme ambiguïté en eux dans leur appréciation  d’une l’option passée et présente des Gouvernements de Yaoundé concernant  l’intégration  des Camerounais  au sein de  la fonction  publique : «Comment comprendre , s’interroge-t-il, que certains d’entre nous revendiquent tantôt l’instauration du mérite et tantôt la prise en compte de l’équilibrée ethnique et régional?» (UdM, 101)

 Dans l’expérience de collaboration vécue avec eux , il  impute aussi  à ses frères de sang la responsabilité d’un détournement de la   la vocation   de l’Université des Montages (UdM )dont il a été, principalement  et avec  quelques-uns  , le protagoniste    de  la fondation  en  2000. Alors que   ses coéquipiers  et lui   étaient   censés  expérimenter,ensemble et  dans leur ouest natal,  un mode   de gestion alternatif et meilleur d’un établissement  universitaire  dans le contexte camerounais , le promoteur de l’institution  s’est   senti mis à l’index  puis  éjecté   au moment où il a  commencé  à devenir gênant. A cause de  son refus  de   s’accommoder  d’un affairisme  à plusieurs visages qu’il dit avoir  senti de plus en plus  prendre racine  . Et lui d’assumer librement  puis d’illustrer  les propos  d’un journaliste manifestement avisé ,  lorsqu’il  en vient   à solder  son compte   :

«L’Udm n’échappe pas aux convoitises.Comme le rappelle opportunément Benjamin Zébazé dans plusieurs articles d’Ouest Littoral, dès qu’un groupe de Bamilekés se réunissent pour initier un projet, il est courant que l’un d’entre eux trouve un moyen d’écarter les autres pour s’approprier l’initiative . Les exemples sont légions dans le secteur industrialo-commercial[…]Nombre de personnes qui s’agglutinèrent  autour du projet n’étaient que des ventriloques mais les plus malins rêvaient , quant à eux, d’en faire un strapontin socio-politique.»  (UdM,151-152).

A tout prendre, Il est évident , pour quiconque vit au Cameroun et même ailleurs ,que  ce qui est dit  des membres  du groupe ethnique cité n’est pas son exclusivité. Partout  les stratégies humaines  de vie et de survie portent  avec elles  des  contradictions et des   turpitudes   semblables.  Pour autant, il  reste  que le mérite  de Kom  est de demeurer lucide  et  capable de  reconnaître puis  de  nommer   l’ivraie obscurantiste  présente  autant dans sa culture d’origine que dans la culture occidentale qui  structurent  sa personnalité  de pédagogue et de citoyen.  Le   racisme , le  larbinisme politique,  le tribalisme et bien d’autres fléaux sociaux  qui sont notre lot commun à tous n’ont pourtant  pas du tout réussi  à éteindre son désir permanent de faire  reculer  les bornes de l’ignorance. Alors qu’il a pris sa retraite professionnelle  depuis 2011, Il continue  de se faire un point d’honneur  de militer en faveur  de  la dignité  de ses  collègues et d’une amélioration  des conditions structurelles d’exercice  de son métier en contexte camerounais.

Défenseur de la cause des autres et de notre identité

Ma troisième raison de faire confiance à l’expertise de Kom  est qu’au  moment où celui-ci   fait paraître  dans des  journaux locaux et ailleurs  des synthèses de  ses convictions et idées sur l’École chez nous , il est déjà , en effet, devenu Professeur émérite.  Il participe  à la gestion  de la Librairie des Peuples noirs de Yaoundé et se  plaît  à   honorer les invitations des  média  et  des  milieux intellectuels du Cameroun et d’ailleurs  qui le sollicitent. L’évaluation qu’il y fait de  l’enseignement et de la recherche scientifiques  chez nous  est donc  créditée d’un recul  suffisant qui garantit en outre , et surtout, le fait que le plaidoyer subséquent  est moins pour lui que   pour les autres  .

On peut ainsi se  rappeler qu’en mai 2020, il a pris la défense d’un enseignant d’université  associé  qui  aura été   honni    pour avoir donné à ses étudiants un sujet d’examen questionnant la source de ce qu’un grand nombre de  personnes  appellent, depuis six ans et  concernant le Cameroun, «la crise Anglophone». Dans une Lettre ouverte qui met au centre de l’affaire  le  Ministre  d’État en charge de l’Enseignement supérieur , à qui il reconnaît  en même temps  divers  mérites  dans le cadre de leurs «intenses et fructueuses relations professionnelles pendant de nombreuses années», Kom a dû ou pu  écrire:

«Rester silencieux reviendrait à accepter d’être complice en oubliant ou plutôt en enterrant les valeurs cardinales qui m’ont permis de faire une exaltante carrière d’enseignant[..]Le traitement que subit aujourd’hui Félix Agbor Balla Nkongo de l’université de Buea ne peut en aucune manière me laisser  indifférent, et je me sens obligé d’interpeller mon collègue et frère Jacques Fame Ndongo pour lui rappeler, au cas où ils lui auraient échappé, quelques principes élémentaires des franchises universitaires et des libertés académiques.» (Le jour ,  n° 3171, op.cit.).

La même ardeur dans l’analyse des situations problématiques puis l’interpellation des responsables  apparaît  lorsqu’il arrive de s’indigner au sujet  du statut et des  conditions de vie   des enseignants  en général , sans pour autant faire l’économie des infamies des membres de ce corps .  : 

 «Certes, il y a parmi eux quelques crapules qui abusent de leur pouvoir administratif. D’autres encore gèrent avec indignité ou indécence leur position de pédagogue. Mais dans l’ensemble, la grande majorité  font preuve d’une exemplaire résilience, remplissant mille tâches à la fois. [Il reste ] qu’au  Cameroun, l’enseignant est, tout compte fait, le parent pauvre, le laissé pour compte des agents de l’État.Dans certains coins du [ pays ], son cadre de travail se réduit à l’ombre que lui procure tel ou tel autre arbre du village. Que dire de son logement ou de son alimentation en eau potable ou en énergie électrique.» (Le Messager , n°5974, op.cit.).

Bien qu’elle  ne soit pas  évoquée particulièrement  dans la  littérature de Kom , l’image   dégradée  des gardiens et garants  de la  science  ci-dessus campée est tout à fait  reflétée par un très grand nombre  détablissements d’enseignement privés , laïcs ou confessionnels. Leurs fondateurs ou promoteurs, généralement plus riches du pouvoir de l’argent et/ou  d’un certain  prestige social affiché  que de quelque  science académique, cultivent la tendance à recruter  en priorité   des collaborateurs   parmi des proches  de la famille,  de l’ethnie  ainsi que dans la  foule de nos nombreux  diplômés désœuvrés et sans une vocation établie  à enseigner ; ou parmi des  enseignants déjà employés par-ci, par-là,  et qui sont légitimement  soucieux d’améliorer leur maigre salaire. Il s’agit en fait de personnes à  domestiquer, et la  soumission au  diktat moral et financier des  «bienfaiteurs»  est alors une règle d’or qu’il importe de  respecter, quand vient le temps de la clochardisation, même  si l’établissement engrange d’importantes ressources financières. Dans le privé comme dans le public , la pratique d’un clientélisme  sournois  ou  d ‘une instrumentalisation insensée  des compétences   est la même :

«A l’enseignant on demande d’éduquer les enfants du pays alors qu’il ne peut pas nourrir les siens ! Il est un peu comme l’animal qui s’est installé dans l’arbre tandis que le gestionnaire de sa carrière a pris position au pied du même arbre[,..] pour se servir des fruits du travail de celui qui éduque notre jeunesse.» (Ibid.).  

Au delà du traitement des «professionnels de la craie» de tous niveaux  , c’est  à l’ensemble du système éducatif  qui les encadre au Cameroun que Kom s’intéresse,  pour en montrer l’incongruité,  les incohérences les limites  et ce qu’il croit être un chemin d’avenir. Il réprouve  en particulier   la coexistence en milieu préscolaire,  primaire,  secondaire et universitaire de deux sous-systèmes: l’un dit «francophone»  et l’autre dit «anglophone».Il s’agit là, on le sait,  de la survivance d’un  double héritage, français et britannique. Celui-ci est  officiellement et ostensiblement affiché  sans  des signes éloquents d’ articulation et d’ intégration  harmonieuse  dans un projet endogène d’éducation et de formation  d’un d’élève , d’un d’étudiant et d’un citoyen dont le profil est ainsi dressé :  apte à nous engager à sortir «de la dérision qui est notre lot pour nous représenter aussi comme sujet de l’histoire, capable de nous penser différemment et, pourquoi pas, indépendamment de l’Autre» (L’Estafette,op.cit, p.3).

 Au lieu de cela, notre système éducatif , avec son organisation, ses programmes, ses manuels et sa légitimation extravertis  produit,  plutôt et  en quantité, des diplômés  de toutes filières prompts à singer,  sans un véritable  discernement et avec plus ou moins de réussite, des modèles d’ailleurs. La servitude culturelle  volontaire qu’il entretient engendre,   au mieux et  dans tous les domaines de la vie publique,  ce que Kom  et d’autres  appellent des «mimic men». Une réflexion populaire ou universitaire survenant quelquefois pour questionner l’aliénation ambiante et tous azimuts , finalement ,

«dans la plupart des cas, seuls ont voix au chapitre des administrateurs civils moulés dans une espèce de pâle, très pâle copie de la défunte ENA (École nationale d’administration) de Paris où l’on admet sur des bases floues des jeunes qu’on entraîne à se vêtir en costume cravate pour devenir des factotums de l’administration néocoloniale.» (Ibid.).

Dans l’encadrement  des protagonistes de   l’Éducation et la Formation,une certaine tartuferie culturelle  et politique  peut également se voir   à travers  la dispersion actuelle , sans passerelles pédagogiques ou administratives établies de manière  claire et systématique,  des  cinq ministères  qui  assurent la tutelle de   missions très étroitement liées :  l’Éducation de base, les Enseignements secondaires, l’Enseignement Supérieur, l’Emploi et la  formation professionnelle, le Jeunesse et l’Éducation civique .On se souvient  à cet égard qu’ en janvier dernier,   des propos de   l’un des  responsables  des  ministères cités, lesquels  insinuaient  quasiment l’inutilité,  chez nous ,  des longues études  d’histoire  et  de  géographie, de lettres grecques ou modernes… L’émergence et l’étendue  de  la controverse qui a suivi, rendent pertinentes et valident le discernement de Kom, partagé   de manière plus explicite   : 

«Les enjeux sont de taille et se situent à deux niveaux[ ..]. Il convient avant tout de mettre en question la représentation qu’à travers son regard, son école et son administration, l’Euramérique nous a donné de nous-mêmes. Il nous reviendra ensuite de concevoir un savoir scientifique et technologique inculturé, c’est-à-dire pouvant répondre aux besoins spécifiques de notre environnement, pour satisfaire un développement adapté aux rêves qui sont les nôtres. En clair, il nous faut démystifier ou plutôt démythologiser le savoir et mettre l’africanité au centre .» (Ibid.).

 Au total, j’ai énoncé puis développé  ici  les  raisons majeures pour justifier le crédit que  j’accorde au   discours  que  Ambroise Kom  tient  au sujet de la crise actuelle et  manifeste de l’École au Cameroun.Le constat  persistant et partagé, celui d’un  délitement  étendu  de notre  société, a  inévitablement un lien très profond avec le poids et la gravité  de  divers   maux qui s’observent de plus en plus dans nos établissements primaires, scolaires, secondaires et universitaires : baisse de niveau, grèves actives ou passives  des enseignants et des apprenants, violences diverses  et  répétées  de ces derniers entre eux ou envers leurs encadreurs, incarcération fréquentes des mauvais gestionnaires de l’autorité et des finances mises à  disposition  pour le service , mise en spectacle continue  de la fornication  dans  des établissements scolaires, etc.

L’analyse de la  littérature  produite plus ou moins récemment dans  des revues, organes de presse et maisons d’édition par le Professeur à la retraite  confirme, à mes yeux,  l’authenticité d’une  expérience d’enseignant-chercheur avisé :  bien formé dans sa discipline et ouvert à  celles des autres , suffisamment instruit  des difficultés du terrain et  éveillé de manière permanente  dans la réflexion  sur les conditions d’amélioration de l’exercice de son métier chez nous. Pour l’essentiel, son regard   me semble  globalement être marqué d’une  dissidence qui provoque et qui  détruit, mais pour responsabiliser  et pour  bâtir:

 «Nous avons été incapables de mettre sur pied un système scolaire adapté à nos besoins. Que dire de notre monnaie, de nos institutions politiques et culturelles? Il faudrait créer des structures dynamiques, porteuses et susceptibles de nous faire avancer(Politique africaine, op.cit.,p.95, note 19.).

              La grille  du parcours initiatique, qui m’a servi d’instrument  de lecture de la littérature engagée et engageante de Kom, me semble convenir pour discerner, au milieu d’une foule de  témoins,d’acteurs ou de  complices de la corruption identitaire et de l’aliénation subséquente,  les  personnes que  le psalmiste de la Bible  appelle «les hommes sûrs du pays»(Ps100,6). En ces temps d’incertitudes diverses que nous vivons Il s’agit, pour nous, de compatriotes  imparfaits, eux-aussi, mais dont un mauvais et ambiant corporatisme clanique ou ethnique,professionnel ou  sociopolitique , économique ou religieux  n’a pas encore tout à fait infléchi la droiture d’intention puis  la liberté d’expression et d’action qu’ils continuent d’afficher. A nous  donc de faire, ici et maintenant, un choix décisif; celui  des  hommes, des  femmes, du pays et de  l’École  que nous voulons  pour notre épanouissement aujourd’hui   et   pour  celui des  prochaines générations!

Nug Bissohong Thomas Théophile

Enseignant-chercheur

Laboratoire de Littératures et de Civilisations

 Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université d’État de Douala


[1]Racines historiques et culturelles de la crise africaine, Abidjan/ Cotonou, AD Éditions et Éditions du Pharaon, 1994,pp9-10.

[2] Je me réfère principalement  aux textes suivants :

Lettre ouverte à Jacques Fame Ndongo, mon frère» dans Le Jour ,n° 3171 du 11 mai 2020,pp2-3.

– «Figures du «paria conscient» : autour de Fabien Eboussi Boulaga», entretien avec Nadia Yala Kisukidi  dans  Politique africaine, n°164, avril 2021,pp 87-100.

-«Penser l’Afrique à partir de l’Afrique», dans L’Estafette,n° 77 du 28 février 2022,pp 2-3.

-«Le Cameroun en irréversible marche-arrière?» dans Le Messager, n°5974 du lundi 14 mars 2022, p.11.

-«Cameroun: la mort programmée de l’ École»  dans Le Jour , n°3637 du 28 mars 2022,p.4.  Ces articles reprennent et actualisent des convictions et une pensée déjà consignées dans deux livres: La malédiction francophone. Défis culturels et condition postcoloniale en Afrique, Hamburg/Yaoundé, Lit Verlag/ Clé, 2000, 183p., puis Éducation et démocratie en Afrique.Le temps des illusions, Paris, L’Harmattan, 1996.

[3]Université des montagnes.Pour solde de tout compte, Rouen, Éditions des peuples noirs, 2017,155p.Ici, abrégé (Udm)

Nug-Le-regard-du-Pr-A-Kom-est-digne-de-foi-1

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