Christopher Fomunyoh : «L’engagement africain des États-Unis est réel et se projette dans la durée»

Le Camerounais Christopher Fomunyoh dirige l’équipe chargée de l’Afrique centrale et de l’Ouest au sein du think tank américain National Democratic Institute. À la veille de l’ouverture mardi 13 décembre à Washington du sommet des dirigeants États-Unis/Afrique, le spécialiste décrypte les ambitions africaines de l’administration Biden. Entretien réalisé par échanges de mails.

RFI : Ce mardi s’ouvre à Washington le sommet US-Africa Leaders’ summit qui réunira pendant trois jours à Washington 49 des 55 pays de l’Union africaine invités à cette rencontre. Qui sont les six pays qui n’ont pas été invités ?

Christopher Fomunyoh : Effectivement, le principal critère retenu par la Maison Blanche était d’inviter tous les pays membres de l’Union africaine, sauf ceux qui sont sous sanctions de l’Union africaine tels les régimes militaires du Soudan, du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée-Conakry. À ces quatre s’ajoutent les deux pays qui n’ont pas de relations diplomatiques avec les États-Unis, notamment l’Érythrée et le Sahara occidental.

Comment s’organiseront les travaux de cette réunion au sommet ?

D’après le comité d’organisation, il s’agira de trois jours très intenses, avec des échanges sur différentes thématiques prioritaires pour le continent et aussi pour les États-Unis s’agissant de sa politique africaine. Au programme, des panels interactifs avec le secteur privé, les décideurs, les experts et autres dans des domaines spécifiques tels que l’économie, le commerce, la sécurité et la défense, l’agriculture, et le rôle de la diaspora, pour ne citer que ceux-là. Et les panels ont été bien ciblés pour tenir compte des expériences réelles des pays ou des chefs d’État présents. La grande finale sera bien sûr la plénière de jeudi avec Joe Biden et les chefs d’État africains, suivie du dîner à la Maison Blanche.

Quels sont les dossiers prioritaires de l’administration Biden en Afrique ?

Je pense qu’après le dernier sommet mondial virtuel sur la démocratie organisé par les États-Unis en décembre 2021, auquel seulement 18 pays Africains avaient été invités, le président américain souhaite une participation plus ouverte pour ce sommet afin de pouvoir interagir avec un plus grand nombre de ses pairs africains et ainsi combler le vide laissé par son prédécesseur Donald Trump, tout en démontrant par là le poids qu’il attribue à l’Afrique dans sa politique étrangère à lui. J’imagine qu’il cherchera à réactiver une coalition pro-démocratie au niveau africain, comme il tente de le faire sur d’autres continents aussi. 

Il sera également question de l’ordre international où la voix africaine peine à se faire entendre ces dernières années et où le continent gagnera à être plus présent. J’imagine qu’il sera aussi question d’harmoniser les approches pour mieux lutter contre des fléaux au niveau global, comme le changement climatique et la corruption, qui minent le développement sur le continent en particulier. Et bien sûr la question incontournable, à savoir la nécessaire clarification sur les avantages de la gouvernance démocratique et inclusive à l’opposé des narratifs que véhiculent d’autres partenaires potentiels tels que la Chine et la Russie.

En août dernier, le gouvernement américain a publié un nouveau « policy document » précisant sa politique dans l’Afrique subsaharienne. En quoi la stratégie proposée dans ce document constitue un changement paradigmatique dans les relations US-Afrique, comme l’a répété le secrétaire d’État Anthony Blinken lors de son passage en Afrique récemment ?

Autant les quatre piliers de cette nouvelle stratégie sont presque typiques de la vision américaine de sa politique envers l’Afrique(1) la différence de paradigme qu’introduit l’administration Biden c’est le poids accordé à la notion de partenariat. Et ça se voit dans un alignement presque inédit sur les positions de l’Union africaine sur toute question de crise sur le continent, avec les avantages et les inconvénient que cela représente. On apprécie tout de même cette reconnaissance, je dirais même une valorisation des contributions importantes de l’Afrique sur les plans économique, culturel et politique au niveau mondial.

Le chercheur camerounais Christopher Fomunyoh, actuellement responsable Afrique au National Democratic Institute, ici aux côtés de l’ancienne ministre irlandaise de la Justice Nora Owen, en Sierra Leone le 7 septembre 2007. © Issouf Sanogo / AFP

Les relations américano-africaines ont prospéré sous les présidences Clinton, Bush Jr. et Obama, avant de connaître un temps d’arrêt pendant les quatre années Trump. Quel impact ce désintérêt de Trump pour l’Afrique a-t-il eu sur le flux commercial et les relations diplomatiques ?

On ne peut s’empêcher de constater que le passage de Donald Trump à la Maison Blanche a laissé un vide, en dépit de l’activisme de certains officiels tels que le sous secrétaire d’État aux affaires africaines d’alors et quelques ambassadeurs courageux. Ce vide s’est fait ressentir aussi dans le secteur privé qui, souvent, suit les élans de l’action gouvernementale. Par exemple, sous Trump, les investissements privés américains directs en Afrique sont passés de 50,4 milliards de dollars en 2017 à 43,2 milliards de dollars en 2019, soit une baisse de 14 %. Cela a bien sûr profité aux autres partenaires comme la Chine et la Turquie qui ont connu des augmentations significatives dans leurs chiffres d’affaires pendant la même période.

En organisant le sommet des chefs d’États africains, Biden renoue avec la tradition mise en place par Obama, mais les faits sur le terrain ont changé depuis les années Obama avec une présence économique prépondérante de la Chine et une présence militaire grandissante de la Russie sur le continent. Dans ce contexte, peut-on reprocher aux Africains de croire que le souci des Américains de regagner en influence a pour but de créer des conditions d’une nouvelle guerre froide sur leur continent ?

On ne peut rien reprocher aux Africains sur cette question-là, même s’il faut reconnaître que Biden qui a été vice-président de Barack Obama et qui est issu, lui aussi, des rangs des démocrates, est sincère dans sa volonté de travailler avec l’Afrique. Cela dit, une certaine interrogation de la part des Africains est tout à fait compréhensible compte tenu de la percée des autres puissances en compétition avec les États-Unis. Cela explique les nombreuses sorties du secrétaire d’État Anthony Blinken pour expliquer que l’engagement des États Unis est réel et se projette dans la durée au lieu d’être seulement contextuel pour contrecarrer telle ou telle autre puissance. Sûrement que beaucoup d’Africains attendent de voir du concret, surtout dans les pays comme la République centrafricaine ou le Mali, dans le Sahel. D’où aussi l’insistance sur les valeurs partagées entre les États Unis et l’Afrique.

Barack Obama et Joe Biden savourent leur victoire à Chicago. REUTERS/Jim Bourg

Les dossiers sécuritaires seront-ils à l’ordre du jour au sommet de Washington ? Quelles sont les régions sensibles en Afrique où les militaires américains sont présents, soit dans le cadre des bases comme à Djibouti ou de manière plus discrète ?

Je crois savoir que le département de la Défense américain participe à certaines des tables rondes portant sur les questions de défense et de sécurité, lors du sommet. La sécurité est un sujet majeur. Lorsqu’on fait le point sur les défis sécuritaires auxquels le continent est confronté, à commencer par les groupes terroristes comme Al Shabab dans la Corne de l’Afrique, Boko Haram au Nord du Nigeria ou l’organisation État islamique et AQMI et autres groupes dans le Sahel, on ne peut s’empêcher de reconnaître que cette menace est réelle et très déstabilisatrice pour les pays concernés et même au-delà de leurs frontières. Il serait tout à fait normal à mon sens que les États-Unis qui ont une expérience en la matière et une expertise assez riche viennent en aide aux pays africains.

Le Camp Lemonnier à Djibouti est le seul camp militaire permanent des États Unis en Afrique, mais plus récemment il y a eu la construction d’un camp de drones au Niger. Mais une puissance avec des capacités de projections et de rapidité d’actions n’a pas forcément besoin de bases et d’une présence physique permanente sur le continent pour pouvoir venir au secours ou intervenir en cas de besoin. Ainsi, le Commandement Etats-Unis-Afrique (Africom) a déployé des soldats américains pour des interventions ponctuelles dans à peu près 13 pays entre 2013-2017, y compris le Cameroun, le Tchad, la RDC, la Mauritanie et le Niger. Cette aide ponctuelle et bien ciblée est plus significative aujourd’hui que jamais vu les vulnérabilités de nos pays déjà si fragiles. 

« Le recul de la démocratie en Afrique nous inquiète beaucoup », disait le secrétaire d’État Blinken l’année dernière.  Après les événements du 6 janvier au Congrès américain, comment aborder cette question délicate avec les chefs d’État africains, sans que ceux-ci appellent les Américains à balayer devant leurs portes ?

Paradoxalement, et contrairement à ce que pensent certains, je crois, pour ma part, que cela devrait rendre les discussions autour de la démocratie et la bonne gouvernance plus aisées et factuelles car l’administration Biden n’a jamais prôné l’exceptionnalisme américain. Au contraire, son discours qui s’aligne un peu sur ce que disait feu le président John Kennedy dans les années 1960, rappelle que la démocratie est une œuvre inachevée qu’il faut travailler et soigner au quotidien. Commencer par reconnaître cela, tout en admettant que la démocratie américaine n’est pas parfaite, ne devrait pas empêcher un langage de vérité par rapport aux reculs désolants que connaissent certains de nos pays. Par ailleurs, cela donne tout son sens à ce qu’avait dit l’ancien président Barack Obama à Accra au Ghana en 2009, comme quoi la démocratie demande des institutions fortes, comme cela a été le cas aux États-Unis ces dernières années, et non pas des hommes forts. 

Le président des États-Unis Joe Biden, à la Maison Blanche, lors de l’ouverture du Sommet de la Démocratie, le 9 décembre 2021. AP – Susan Walsh

Promouvoir la diaspora africaine est l’un des axes du sommet qui s’ouvre mardi prochain à Washington. Comment concrètement l’administration Biden envisage-t-elle de faire de la diaspora un outil de sa politique africaine ?

Sur ce point, je crois que l’administration Biden prêche par le bon exemple. Voyez combien de membres du cabinet du président et autres hauts responsables proviennent de la diaspora africaine, y compris le vice-ministre des Finances, le directeur général du Millenium Challenge Account(2), et bien d’autres. Mettre ce point sur l’ordre du jour du sommet, c’est une façon de dire aux leaders africains de mieux valoriser leur diaspora et de créer des partenaires pouvant profiter à leurs pays respectifs, surtout lorsqu’on voit non seulement les talents dont regorge la diaspora africaine aux États-Unis, mais aussi les rentrées financières en termes d’envois de fonds de la part de la diaspora vers l’Afrique. 

Cette diaspora est très bien placée pour renforcer les liens entre leurs pays d’origine et leur pays d’adoption, afin d’établir des partenariats et de travailler ensemble sur des questions d’intérêt commun. N’oublions pas qu’au moment des indépendances en Afrique, beaucoup des leaders étaient des membres de la diaspora rentrés pour aider leurs populations à retrouver leurs libertés et leurs pays à s’arracher leurs indépendances. Aujourd’hui aux États-Unis, il y en a qui prospèrent dans tous les secteurs et pourquoi ne pas les associer au développement économique, scientifique et démocratique du continent ?

Qu’en est-il du décret « Africa Growth and Opportunity Act » (Agoa), principal outil d’échanges entre l’Amérique et l’Afrique subsaharienne ? Apparemment, la reconduction de l’Agoa qui arrive à l’expiration en 2025, fait débat ?

Il serait intéressant de suivre les discussions sur l’Agoa, surtout après l’adoption de la zone de libre échanges africaine qui englobe tous les pays du continent alors que l’Agoa avait des critères plus sélectifs. Je crois savoir que l’ambassadeur Tai, responsable du Commerce américain, organisera une discussion au niveau ministériel sur l’Agoa afin d’aborder certaines des questions soulevées par les pays africains et relatives au fonctionnement de ce mécanisme établi pour faciliter l’accès au marché américain pour les produits africains. Ce sera également une plate-forme pour discuter de la mise en œuvre et déterminer comment améliorer les taux d’utilisation de l’Agoa avant son expiration en 2025, et le tout dans le but de renforcer la coopération économique, le commerce et l’investissement, et soutenir l’intégration économique régionale.

Que peut-on attendre du sommet de Washington ?

Au minimum, on peut s’attendre à un renforcement des liens d’amitié entre les États-Unis et l’Afrique; un contact plus facile au sommet de l’État surtout pour ce qui est de l’harmonisation sur les questions internationales ou d’envergure mondiale comme la lutte contre la famine, les entraves au développement et l’insécurité grandissante sur le continent. Je m’attends aussi à des nouvelles opportunités d’échanges économiques, passant par le renforcement de l’Agoa, et peut être un assouplissement de l’hostilité et de l’indifférence avec lesquelles certains pouvoirs africains traitent leurs diasporas.


(1) Selon la nouvelle stratégie américaine à l’égard de l’Afrique, les quatre priorités des États-Unis consisteront désormais à favoriser les sociétés ouvertes, offrir des dividendes démocratiques et en matière de sécurité, travailler au redressement après la pandémie et sur les opportunités économiques, soutenir la préservation et l’adaptation au climat, et une transition énergétique juste.

(2) Le Millenium Challenge Account est un fonds bilatéral d’investissement créé par l’administration Bush en 2004.

Source: RFI

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