Gilbert Doho est entré dans la scène artistique et universitaire camerounaise quand il ne faisait pas bon d’être Bamiléké au Cameroun. Ça n’a pas beaucoup changé du reste, car le même régime bulu est au pouvoir depuis. Régime bulu génocidaire, dont le commencement criminel date donc du 6 avril 1984.
La scène intellectuelle camerounaise étant très petite, c’est-à-dire se résumant facilement à Yaoundé (car après tout, ce n’est pas tant que le Douala artistique n’existe pas, mais Douala vise et a toujours visé l’occident, sans succès, comme on découvre aujourd’hui de l’extérieur), il était donc facile de voir et de mesurer ce qui s’y germait. Et ici il est facile de dire que ‘La Succession de Wabo Deffo’ était une bombe – je me rappelle être allé au théâtre, et à l’époque c’était le théâtre qui définissait les canons nationaux de l’art public, pour voir cette fresque.
J’avais décidé ensuite de me rapprocher de Gilbert Doho, surtout après sa propre pièce de théâtre, ‘Le Crane.’ Mais il m’a fallu lire sa thèse de doctorat d’état sur la constitution du théâtre camerounais, pour comprendre au fonds ce qui l’agitait. Car les années 1980 avaient ouvert une offensive bamiphobique qui avait deux chapitres : le premier était la tragédie, et le second était la farce. La tragédie, c’est ce dont on se rappelle encore, et c’est l’offensive absolument haineuse des Beti contre les Bamiléké, contre laquelle une classe intellectuelle bamiléké avait commencé à s’insurger, elle sur la tête de qui le tampon ‘ethnofascisme’ était tombé, frappé par Mono Ndjana, Beti lui aussi, mort dernièrement.
La farce, elle, c’était autour de Jean-Miche Kankan, Beti, encore eux !, avec le retournement cocasse de tout ce qui est Bamiléké. Un assaut de deux côtés donc contre les Bamiléké, contre tout Bamiléké, et contre tout ce qui est Bamiléké, aux sortir de la démission surprise d’Ahmadou Ahidjo, par une tribu qui a un moment avait senti le pouvoir lui échapper. Une paranoïa que l’on comprend aujourd’hui être nourrie par les ressentiments – l’envie surtout.
C’est dans ce contexte extraordinaire de nettoyage ethnique que Gilbert Doho a pris la parole – lui, le plus alerte de sa génération, je dirai. C’est ici donc, qu’il faut situer ses œuvres, et surtout, le retentissement de ‘La Succession de Wabo Deffo’, et de ‘Le Crane’. Car, si vous lisez avec patience, vous allez vous rendre compte que dans ce double affront à Yaoundé, centre intellectuel intraverti, contre les Bamiléké, et contre tout ce qui est Bamiléké, il n’y avait pas d’espace d’articulation rectiligne du Bamiléké lui-même. Que cette articulation rectiligne ait été interrompue déjà en 1955, est un fait de l’histoire, interrompue avec l’entrée de l’espace bamiléké dans le maquis, dans la Guerre civile donc.
C’est dire que, des années 1950 à ce moment où nous regardions sur la scène du cinéma Abbia ‘La Succession de Wabo Deffo’, les Bamiléké avaient été interdits de séjour intellectuel à Yaoundé. Mais je dois encore l’expliciter : interdire de séjour intellectuel, cela veut dire que nous étions tolérés, uniquement tolérés. Être tolérés, cela veut dire, vivre dans une ville où chaque matin même votre boy vous fait comprendre que ‘vous n’êtes pas chez vous’, et c’est-à-dire donc, ne jamais se manifester sous forme artistique dans la profondeur de sa suffisance (comme ce Bangangté qu’on dit ‘se vanter’ pour le desaxer, quand il marche seulement), mais plutôt sous forme folklorique.
Aujourd’hui encore, les Bamiléké, surtout les Bamiléké francophones, ne peuvent s’exprimer que par le folklore. Et pour préciser clairement, le folklore c’est le théâtre qui est sevré de sa racine signifiante, ce sont les feuilles de l’arbre sans tronc. C’est en quelques sortes un vêtement de décor externe, sevré de profondeur. C’est la mousse de la bière. C’est le kitsch. Demandez à un Camerounais aujourd’hui ce qui est Bamiléké dans un objet d’art, il va vous montrer le ndop. Demandez-lui le nom du vêtement multicolore-là que John Fru Ndi portait (en 1995 !), il vous dira, c’est un habit bamenda – et pas le toghu. Insistez : irrité, il va vous insulter, ou commencer à parler de sa tribu à lui pour pourtant marchait sans caleçon avant les Blancs.
L’art de Gilbert Doho, tout comme celui des gens de sa génération, a essayé une rectification de cette situation : d’une part en établissant la relation organique qui lie tous les Bamiléké, qu’ils soient Bamum (je sais, il y’a encore des Bamum qui disent qu’ils ne sont pas Bamiléké. LOL), ou qu’ils soient Anglophones, et c’est le projet politique qui était celui du SDF, leur parti national, et de John Fru Ndi, leur leader ; d’autres parts en acceptant le folklore qui est leur présence rabougrie dans un Cameroun où les Bamiléké sont sevrés de leur essence au Grand Ouest, et croient se donner une bouffée de sauvetage, en faisant ce qu’on appelle aujourd’hui si justement ‘passer le concours Bulu.’
C’est-à-dire donc, en coupant de leurs racines anglophones les Bamiléké francophones. Il est facile de dire que l’exil de Gilbert Doho lui a permis de se libérer du folklore dans lequel le Cameroun condamne les Bamiléké francophones, surtout depuis le commencement de la guerre ambazonienne, mais déjà avant, avec le sabordement lent du SDF coupé de sa base. Mais vivait-il encore qu’il me rappellerait que c’est lui qui a permis la publication aux éditions Clé, du théâtre de Bole Butake, avec qui d’ailleurs il a écrit une pièce de théâtre historique sur la résistance du Grand Ouest à l’Allemagne.
Mais le point est ailleurs : c’est son passage du théâtre au roman qui est l’expression de son élargissement personnel, qui veut dire, embrasser la largesse de l’espace de création des Grassfields, seul espace culturel camerounais à caractère vraiment dominant internationalement. Car si, du point de vue de Yaoundé qui sera demeuré son objectif, Gilbert Doho aura produit moins de pièces de théâtre, du point de vue de l’art, il se sera enrichi : sa trilogie bamiléké est là, mais aussi sa propre vie implantée aux Etats-Unis. C’est cela, et c’est justement cela retourner aux sources pour ce Bamiléké fondamental, car amba-franco qu’il était et aura toujours été, et cela veut et voulait dire parler avec compréhension de ce peuple sien, qui aura été fendu en son cœur par les frontières arbitraires tracées par la colonisation. Qui a lu ceci, a compris au moins une chose – Gilbert Doho est mort, sans encore qu’autour de lui se soit reconstitué notre peuple organique. Le folklore a encore pignon sur rue. À Yaoundé.
Que les ancêtres le reçoivent dans la paix.
Concierge de la république
Source: Patrice Nganang