La romance commence dans les années 60, les années des indépendances, lorsque les deux pays, dirigés par deux grands bâtisseurs. (Ahmadou Ahidjo et Félix Houphouet Boigny) se positionnent aux premiers rangs mondiaux de la production du café et du cacao.Cette guerre de succession sera le déclencheur d’un amour plus marqué du peuple camerounais envers le peuple ivoirien.
- LA ROMANCE
La romance commence dans les années 60, les années des indépendances, lorsque les deux pays, dirigés par deux grands bâtisseurs. (Ahmadou Ahidjo et Félix Houphouet Boigny) se positionnent aux premiers rangs mondiaux de la production du café et du cacao. Mais pas seulement. Sous fond d’une concurrence positive, les deux pays diversifient leur production agricole et exploitent le pétrole et autres ressources minières pour se lancer dans la construction des infrastructures et moderniser leurs capitales politiques et économiques. Les médias parlent alors du Cameroun et de la Côte D’Ivoire en termes de comparaison, puis les célèbrent comme les deux poids lourds de l’économie en Afrique subsaharienne francophone. Les deux peuples se découvrent alors une identité commune, aidés en cela par leur appartenance à l’espace francophone.
Le changement de pouvoir au Cameroun en 1982 ne change rien à la donne, l’économie du pays, bâtie sur les structures créées par Ahmadou Ahidjo, restant florissante dans la décennie 1982-1992 sous Paul Biya. Mais, à la mort d’Houphouet Boigny en 1993, les deux pays leaders de l’Afrique francophone connaissent un ralentissement marqué de leurs économies respectives. Du côté camerounais, ce sont le programme d’ajustement structurel et les villes mortes qui plombent l’économie, tandis que du côté ivoirien, c’est de la guerre de succession menée par les héritiers d’Houphouet Boigny qui ont raison de celle-ci.
- LE MARIAGE
Cette guerre de succession sera le déclencheur d’un amour plus marqué du peuple camerounais envers le peuple ivoirien. Les Camerounais déplacent leur champ d’intérêt et passent de l’économie à la politique. Ils soutiennent majoritairement, dans la rue, les réseaux sociaux et les médias privés, l’opposant historique à Houphouet Boigny, Laurent Gbagbo, déclaré vainqueur à l’élection présidentielle par la cour constitutionnelle, et s’insurgent contre l’ingérence de la France qui, après avoir refusé le recomptage des votes de ladite élection (cela s’était fait pourtant aux États-Unis entre Al Gore et George Bush fils), s’est engagée à installer au pouvoir Alassane Ouattara, reconnu par elle comme le vainqueur.
L’engagement des Camerounais aux côté des Ivoiriens prend dès lors la forme de la lutte contre la Françafrique. Le 24 décembre 2010, Rue 90 écrit: « Dans les rues de Yaoundé, les débats font fureur entre ceux qui dénoncent l’ingérence étrangère dans les élections ivoiriennes et ceux qui critiquent le forcing de Laurent Gbagbo. Ce 21 décembre 2010, les Camerounais n’ont pas décroché de leur écran. Tous suivaient le débat sur la crise postélectorale en Côte d’Ivoire organisé par la première chaîne de télévision privée à Yaoundé, Canal 2 International. Depuis, le face-à-face télévisé historique du 25 novembre entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, la situation politique en Côte d’Ivoire est suivie de près par le pays frère. »
Les partis politiques camerounais se joignent aussi à la défense de la Côte d’Ivoire. Le Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie (Manidem) envisage une marche de protestation en soutien à Laurent Gbagbo. De même, l’Union des populations du Cameroun (UPC) prend fait et cause pour Gbagbo et, le 04 décembre, lui adresse une lettre de félicitations. Au sein du SDF, alors principal parti d’opposition, la situation ivoirienne fait des vagues. Son député, Jean-Michel Nintcheu, écrit : « La rue camerounaise, qui semble soutenir majoritairement M. Gbagbo, n’est pas fondamentalement pro-Gbagbo, mais plutôt antifrançaise. » Un an plus tard, dans son édition du 31 janvier 2012, Abidjan.net écrit : « On savait que les Camerounais soutenaient fortement Laurent Gbagbo. Mais ce qu’on ne savait pas, c’est que le soutien se trouve jusque dans les églises. Interviewé, hier, par Rfi, l’émérite archevêque de Douala, le cardinal Christian Tumi, a nié la victoire d’Alassane Ouattara et a ajouté : ‘’Je ne suis pas d’accord avec ce que la France et l’ONU ont fait en Côte d’Ivoire. J’ai posé une question à un évêque là-bas : « Qui a gagné les élections chez vous ? » Il m’a dit, sans hésitation, « c’est Gbagbo ». Maintenant, il est à La Haye. C’est pénible pour l’Afrique à mon avis’.’ »
Ce vaste élan de solidarité a eu un écho jusqu’au niveau social. Depuis lors, quand Camerounais et Ivoiriens se rencontrent partout dans le monde, ils s’appellent frères et sœurs et s’invitent mutuellement pour prendre un café, une bière, tant et si bien que les unions maritales entre ces deux peuples ont connu un boom depuis les années 2000. Au sommet des nombreux couples ivoiro-camerounais, on peut noter l’icône du football camerounais Samuel Eto’o et l’ivoirienne Georgette d’une part, et le chanteur camerounais Tenor avec l’ivoirienne Zounon de l’autre, qui ont tous fait passer les termes frères et sœurs en beaux-frères, belles-sœurs et belle-famille. C’est dire la profondeur de l’attachement et l’intensité de l’affection.
III. LE CLASH
Mais, dans le mariage, les problèmes ne manquent pas, dit-on, et nul n’est assez rusé pour prédire de quel côté ils viendront. Lorsque le Cameroun organise la coupe d’Afrique des Nations en 2022, la page de la pandémie du Covid-19 n’est pas encore totalement tournée. Le onze entrant de chaque sélection nationale dépend donc des résultats des tests Covid. C’est ainsi que lors du match Cameroun-Comores, 12 joueurs comoriens sont testés positifs, contre zéro joueur côté camerounais, ce qui ouvre la porte au doute et aux critiques sur l’objectivité des résultats. La belle-famille ivoirienne s’engouffre dans les critiques des tests covid, et les Camerounais, se sentant non soutenus, rendent la pièce en entonnant l’hymne national de l’Égypte lors du match qui oppose les Pharaons aux Éléphants. Après ce match, que la Côte d’Ivoire perd en subissant en même temps l’élimination, les Ivoiriens retournent dans leurs pays, déçus des Camerounais. Avant ce retour, ils prennent les photos et les vidéos des rues poussiéreuses du Cameroun et les postent dans les réseaux sociaux avant de nommer le pays ‘’Poussierekro (village poussière)’’. Le clash, ainsi lancé sur toutes les plateformes numériques, vire à la comparaison des deux pays en termes de niveau de développement, et semble plus connaitre de fin, d’autant plus que la CAN suivante sera organisée deux ans après en Côte d’Ivoire.
Les Camerounais s’inquiètent alors à l’idée d’être mal reçus à la CAN par la belle-famille ivoirienne en janvier 2024. Mais dès leur arrivée, plus de peur que de mal, les Ivoiriens oublient et leur réservent un accueil royal. C’est Francis Ngannou qui est d’abord reçu, un mois plus tôt (23 novembre 2023), comme le roi du MMA et de la boxe qu’il est, préparant ainsi le terrain à l’accueil triomphal des Lions Indomptables et de la délégation camerounaise. Tout semble donc bien aller entre les deux belles-familles jusqu’à la journée du 16 janvier 2024 où la jeune influenceuse tiktokeuse camerounaise, Francine Mayole, dans une vidéo de 17 secondes présentant une rue poussiéreuse du centre-ville d’Abidjan, jette le feu aux poudres en titillant: « On a dit qu’il n’y avait pas la poussière ici à Abidjan, non? C’est où ici? C’est Yassa (quartier de Douala)? Ce n’est pas Abidjan ici qu’on appelle Cocody? »
La rue et les réseaux sociaux ivoiriens s’embrasent. Rapidement une pétition est lancée pour exiger son rapatriement au Cameroun. Les ténors des réseaux sociaux camerounais montent eux aussi au créneau et abandonnent la comparaison des niveaux de développement pour se livrer à celle du nationalisme des deux pays. Certains d’entre eux martèlent que contrairement à la Côte d’Ivoire qui avait reçu son indépendance sans bataille, les Camerounais avaient obtenu la leur de haute lutte, perdant au passage un million de personnes. En le mentionnant, les influenceurs camerounais, quoique ignorant sans doute l’histoire de Samory Touré, révolutionnaire ivoirien de la période coloniale française, révèlent toutefois que le soutien apporté à la Côte d’Ivoire pendant la crise postélectorale (Gbagbo-Ouattara) s’inscrivait dans une longue tradition anti-impérialiste qui fait partie de leur ADN. Ils déclarent : « Quand on parle de l’Afrique de l’Ouest, on commence par le Mali avec les célèbres Mansa Moussa et Soundiata Keita, puis on va au Ghana parler de l’empire du Ghana, puis l’empire de Guinée. Historiquement parlant, la Côte d’Ivoire n’apparait nulle part dans les luttes ». Ils invitent alors les Ivoiriens à reconquérir d’abord leurs infrastructures et leur économie des mains des Libanais et des Européens.
Par cette invitation, ils remettent au jour la sempiternelle question du véritable détenteur de l’économie ivoirienne. D’après les statistiques, en effet, la population libanaise en Côte d’Ivoire, estimée à 100.000 habitants, contrôle 40% de toute l’économie et est détentrice de 3000 entreprises qui ont pratiquement la [1]main mise sur six secteurs d’activité à savoir la grande distribution (90%), la pêche (80%), le bois (75%), l’édition et la presse (70%), l’industrie (60%) et l’immobilier (70%)[2], tandis que de son côté, le chiffre d’affaires des entreprises françaises représente 30 % du Pib de la Côte d’Ivoire selon France24. Deux pays, Le Liban et la France, contrôlent donc à eux seuls 70 % de l’économie ivoirienne.
Quand Jeune Afrique écrit donc, dans son édition de janvier 2023 qu’en « une décennie, Abidjan a retrouvé son assurance des années 1970-1980 et pris une avance décisive sur Yaoundé », et que que selon le FMI, « l’écart entre les PIB des deux pays devait dépasser 24 milliards de dollars fin 2022, soit l’équivalent de l’économie du Sénégal », la question des Camerounais, qui avaient récupéré leur économie des mains des Libanais dans la décennie 1970-1980, est de savoir à qui profite ces 24 milliards de dollars.
Cette question ne dédouane pas toutefois le régime camerounais dont la mauvaise gouvernance a paupérisé les masses au point où, à ce jour, « le pouvoir d’achat d’un Ivoirien moyen est supérieur de 40 % à celui de son homologue camerounais », nonobstant le fait que les Ivoiriens ne contrôlent que moins du tiers de leur économie. D’un côté comme de l’autre donc, il y aura toujours des arguments pour brandir sa fierté nationale et maintenir le clash. Jamais dans l’histoire de l’humanité deux peuples éloignés se sont sentis si proches sans intervention d’une volonté politique. 2350 km séparent le Cameroun de la Côte d’Ivoire et, pour se rencontrer, les deux peuples doivent traverser quatre pays : Le Nigéria, le Bénin, le Togo et le Ghana. Mais il se sentent si proches affectivement et spirituellement, la francophonie aidant. Les clashs en cours, rendus virulents en raison de l’exploitation libre et démesurée des réseaux sociaux (Facebook, Tiktok, Instagram, etc.), sont toutefois de nature à provoquer le divorce entre ces deux belles-familles, à moins que, pour une fois, leurs gouvernements ne s’y mettent pour les réconcilier.
Maurice NGUEPÉ
21 janvier 2024
[1] https://cgeci.com/le-chiffre-daffaires-des-entreprises-francaises-represente-30-du-pib-de-la-cote-divoire-france-24/#:~:text=Le%20chiffre%20d’affaires%20des,Ivoire%20(France%2024)%20%2D%20CGECI
[2] https://www.lecommercedulevant.com/article/23229-les-libanais-de-cte-divoire-tiennent-40-de-lconomie