Gustavo Gutiérrez a tiré sa révérence, le 22 octobre 2024, rassasié de jours car il avait 96 ans.
C’est un jésuite indien, le P. Joseph Mattam, qui me fit connaître le Père de la théologie de la libération, en christologie, l’un des cours de théologie qui firent tant de bien à mon cœur ainsi qu’à mon âme, entre 1992 et 1995 à Nairobi (Kenya).
Gutiérrez avait commencé ses études au Pérou. Bien qu’il ait étudié aussi à Louvain (Belgique), à Rome (Italie) et à Lyon (France), il n’avait pas adopté l’approche déductive qui était pratiquée par les théologiens européens et qui consiste à répéter comme un perroquet les principes de la foi et à les appliquer sans réfléchir à chaque situation. Lui était pour la méthode inductive qui veut que l’on parte de faits observables à l’explication de ces faits. Pour le prêtre péruvien devenu religieux dominicain en 1998, c’est en partant de ce que vivent les gens au quotidien, de leur réalité, que l’on commence à théologiser d’une manière pertinente et appropriée.
Autrement dit, Gutiérrez estimait qu’il était nécessaire de partir du vécu des gens avant de répondre à la question: Qu’est-ce que la Parole de Dieu a à dire sur ce vécu? Et la question de Gustavo Gutiérrez était de savoir ce que les Saintes Écritures ont à dire aux pauvres et opprimés dans un monde où ils sont souvent perçus comme des sous-hommes et des êtres inutiles.
Il trouvera la réponse à sa question dans le livre de l’Exode qui montre comment un peuple (les Israélites) conduit par Moïse passe de l’esclavage en Égypte à la liberté et à la dignité. Pour Gutiérrez mais également pour Leonardo Boff, Clodovis Boff, Hugo Asmann, John Sobrino, Ignace Ellacuría, Juan Luis Segundo, Frei Betto, Dom Hélder Câmara, Rubem Alves et d’autres, la libération, plutôt que de se limiter à la libération du péché, devrait inclure l’élimination des causes immédiates de la pauvreté et de l’injustice, d’une part et l’émancipation des pauvres et marginalisés de tout ce qui entrave leur capacité de se développer librement et dignement, d’autre part.
Cette nouvelle façon de faire la théologie ne pouvait pas plaire à tout le monde en Occident où certains ont toujours pensé que rien de bon ni de beau ni de vrai ne peut sortir des pays du Sud (Amérique latine, Afrique, Asie). Gutiérrez eut effectivement maille à partir avec la Congrégation pour la doctrine de la foi dirigée à l’époque par le cardinal allemand Joseph Ratzinger. Elle lui reprochait, entre autres choses, d’avoir utilisé l’analyse marxiste pour expliquer la pauvreté au Pérou et dans d’autres pays de l’Amérique latine. Or de sérieux spécialistes de Karl Marx comme le jésuite français Jean-Yves Calvez ont indiqué que Marx a fourni l’une des meilleures critiques du capitalisme en dénonçant l’accumulation des pouvoirs de décision entre les mains d’un petit nombre de personnes (cf. J.-Y. Calvez, “Changer le capitalisme”, Paris, Bayard, 2001).
En septembre 1984, Gutiérrez reçut le soutien fraternel et ferme des évêques du Pérou quand ces derniers furent convoqués au Vatican pour le désavouer et condamner son ouvrage publié en 1971 (“Une théologie de la libération: Histoire, politique, salut”).
Combien d’évêques africains agiraient de la sorte? Quand la vie de l’abbé Jean-Marc Éla était menacée au Cameroun et qu’il était obligé de s’exiler au Canada pour ne pas mourir assassiné comme le Père Engelbert Mveng en avril 1995, quel évêque africain le soutint publiquement? Quelle conférence épiscopale en Afrique proposa de l’accueillir? Dans les paroisses, diocèses et séminaires d’Afrique, on parle beaucoup de solidarité et d’Église-famille de Dieu mais que fit-on concrètement pour le “sociologue et théologien en boubou” (Yao Assogba)? Nos évêques ont tellement peur de Rome, ils dépendent tellement de ses subsides, qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’ils se solidarisent avec Jean-Marc Éla persécuté par le régime Biya pour avoir dit que le sang de Mveng et d’autres Camerounais criait justice.
Le cardinal congolais Joseph Malula pouvait prendre Éla sous ses ailes parce qu’il était un homme libre et debout. Mais, en 1995, il n’était plus de ce monde.
De tous les livres de Gutiérrez que j’ai pu lire, “Job: Parler de Dieu à partir de la souffrance de l’innocent”(Paris, Cerf, 1987) et “La force historique des pauvres” (Paris, Cerf, 1986) sont ceux qui continuent de me faire pleurer et de m’accompagner, peut-être parce que l’auteur y défend l’idée que la pauvreté n’est point une fatalité et que, si les pauvres et opprimés sont organisés et déterminés, ils peuvent mettre fin à leur souffrance.
Après la disparition de ce monument, on peut affirmer que les pauvres du monde ont perdu à la fois un frère et un avocat.
Jean-Claude Djéréké